History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

L’été suivant [*](Septième année de la gaerre, an 425 ayant J.-G.), à l'époque où le blé monte en épis, dix vaisseaux de Syracuse et autant de Locres se rendirent à Messine en Sicile, sur l'invitation des habitants. Ils prirent possession de cette ville, qui se détacha ainsi de l'alliance d’Athènes. Ce qui détermina les Syracusains à cette entreprise, c’est que Messine étant l’abord de la Sicile, ils craignaient qu’un jour les Athéniens ne s’en servissent pour diriger contre eux des forces plus considérables. Le motif des Locriens était leur haine contre Rhégion , qu’ils voulaient placer entre deux ennemis [*](Au N. Rhégion avait pour' ennemie la ville de Locres, dont le territoire était limitrophe du sien, et au S. celle de Messine, dont elle n’était séparée que par le détroit. ). Aussi entrèrent-ils en masse dans le pays des Rhé-giens, pour les empêcher de secourir Messine. Ils étaient d’ailleurs excités par des bannis de Rhégion, réfugiés chez eux par suite des dissensions qui agitaient cette ville et qui pour lors paralysaient sa résistance ; c’est ce qui engagea d’autant plus les Locriens à l’attaquer. Leur armée de terre se retira après avoir dévasté la campagne ; mais la flotte resta pour garder Messine. D’autres vaisseaux,, alors en armement, devaient l’y rejoindre et de là continuer la gûerre.

Vers la même époque du printemps et avant la maturité des blés, les Péloponésiens et leurs alliés envahirent l'Attique sous la conduite d’Agis, fils d’Archidamos, roi des Lacédémoniens. Us y campèrent et ravagèrent le pays. De leur côté, les Athéniens envoyèrent en Sicile les quarante vaisseaux qu’ils avaient armés. Les deux généraux restés en arrière, savoir, Eurymedon et Sophoclès, les commandaient ; Pythodoros, le troisième, les avait précédés en Sicile. Ils avaient ordre de donner en passant assistance aux Corcyréens de la ville, exposés aux brigandages des exilés établis sur la montagne[*](Sur le mont Istone. Voyez liv. III, ch. lxxxv. ). Ceux-ci avaient été secourus par soixante vaisseaux péloponésiens; et, comme la ville souffrait beaucoup de la disette , ils espéraient s’en rendre maîtres sans trop de difficulté. Démosthène, resté sans emploi depuis son retour d’Acarnanie, avait obtenu de disposer de cette flotte athénienne pour tenter quelque coup

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xle main sur tel point de la côte du Péloponèse qu’il jugerait à propos.

Arrivés dans les eaux de la Laconie et informés que la flotte péloponésienne était déjà à Corcyre, Eurymédon et So-phoclès avaient hâte de s’y rendre aussi. Démosthène, au contraire, demandait qu’on touchât d’abord à Pylos et qu’on ne reprît la mer qu’après l’exécution des travaux nécessaires. Cet avis rencontrait de l’opposition, quand le hasard voulut qu’une tempête poussât les vaisseaux à Pylos. Aussitôt Démosthène renouvela ses instances pour qu’on fortifiât cette place, disant ne s’être embarqué que dans ce but. Il représentait que le bois et les pierres étaient en abondance, que la place était fortifiée par la nature et inhabitée, ainsi qu'une grande partie des environs. Pylos, située dans l’ancienne Messénie, est à quatre cents stades de Sparte; les Lacédémoniens l’appellent Corypha-sion [*](Coryphasion était proprement le nom du promontoire qui ferme au N. la baie de Pylos, et sur lequel étaient les ruines de l’ancienne ville de Pylos en Messénie, aujourd’hui Vieux Navarin. ). — A quoi l’on répondait que le Péloponèse ne manquait pas de promontoires déserts, dont il pouvait s’empârer, s’il voulait jeter la ville dans de grandes dépenses. Mais Démosthène voyait dans Pylos des avantages particuliers. Non-seulement elle possédait un port; mais, en s’établissant dans cette place qu’ils sauraient bien défendre, les Messéniens, à qui elle avait jadis appartenu et qui parlent le même dialecte que les Lacédémoniens, leur causeraient de grands dommages.

Comme il ne persuadait ni les généraux, ni plus tard les soldats lorsqu'il eut communiqué son projet aux taxiarques [*](Les taxiarqves étaient des officiers commandant les hoplites dans l’armée athénienne. Ils étaient au nombre de dix, un par tribu, subordonnés aux généraux ou stratèges. Il est probable que, dans la circonstance actuelle, Démosthène se sert de leur intermédiaire pour communiquer avec les soldats. ), il n’insista plus. Mais enfin les soldats eux-mêmes, retenus dans l’inaction près de Pylos par les vents contraires, se prirent d’ardeur pour la fortifier. Sur-le-champ ils se mirent à l’œuvre. Comme ils manquaient d’outils pour tailler les pierres, ils les choisissaient une à une et les assemblaient de leur mieux. Fallait-il du mortier, à défaut d’auges, ils le portaient sur leur dos, en se courbant pour le maintenir et en croisant les bras par derrière pour l’empêcher de tomber. En un mot ils faisaient toute la diligence imaginable pour fortifier les points les plus accessibles, avant d’être attaqués par les Lacédémoniens. Du reste la plus grande partie de la place était naturellement forte et n’avait pas besoin de murs.

En ce moment les Lacédémoniens célébraient une fête. La nouvelle de l’occupation de Pylos les inquiéta peu ; ils croyaient n’avoir qu’à se montrer pour faire retirer les défenseurs, ou comptaient facilement emporter la position de vive force. Les Athéniens, après avoir en six jours fortifié le flanc

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qui regarde la terre ferme et qui était le plus exposé, laissèrent^ Démosthène et cinq vaisseaux à la garde des ouvrages; le reste de la flotte remit promptement en mer pour Gorcyre et la Sicile.

Les Péloponésiens qui étaient en Attique n’eurent pas plus tôt appris l’occupation de Pylos, qu’ils se hâtèrent de regagner leur foyers. Les Lacédémoniens, et le roi Agis à leur tête, regardaient cette affaire comme personnelle. D’ailleurs ils s’étaient mis en campagne de bonne heure ; les blés étaient en core verts, les vivres rares; enfin le temps était plus mauvais que de coutume et l’armée en souffrait. Ces divers motifs accélérèrent leur retraite et rendirent cette invasion la plus courte de toutes ; car ils ne restèrent pas plus de quinze jours en Attique.

Vers la même époque, Simonidès, général athénien, s’empara par trahison d’Êon [*](Il ne faut pas confondre cette ville avec celle d’Eîon, située à l’embouchure du Strymon. Celle-ci était une colonie d’Athènes (I, xcvm), et les Athéniens n’avaient pas cessé d’en être les maîtres (IV, cvi, cvii). La ville d’Éon, qui n’est pas mentionnée ailleurs, était probablement en Chalcidique. ), ville du littoral de la Thrace, colonie des Mendéens et ennemie d’Athènes. Il avait rassemblé dans ce but quelques Athéniens et beaucoup d’alliés du pays. Mais attaqué promptement par les Chalcidéens et les Bottiéens, il fut chassé avec Une grande perte.

Dès que les Péloponésiens furent de retour d’Attique, les Spartiates et leurs Périèques les plus voisins n’eurent rien de plus pressé que de marcher contre Pylos; mais le reste des Lacédémoniens, à peine retenu d’une autre expédition, mit peu d’ardeur à les suivre. Ils firent savoir par tout le Péloponèse qu'on eût à se rendre le plus tôt possible à Pylos. Ils rappelèrent leurs soixante vaisseaux de Corcyre. Cette flotte, transportée par-dessus l’isthme de Leucade, trompa la surveillance des Athéniens qui mouillaient à Zacynthe et parvint à Pylos. L’armée de terre y était déjà. D’autre part Démosthène, avant l’arrivée de la flotte péloponésienne, avait dépêché à Zacynthe deux vaisseaux pour avertir Eurymédon et les Athéniens du danger de Pylos. Sur ce message de Démosthène, ceux-ci,ne perdirent pas un instant pour aller à son secours. Les Lacédémoniens se préparaient à attaquer par mer et par terre. Ils espéraient s’emparer sans peine d’ouvrages construits à la hâte et gardés par une poignée de défenseurs. Comme ils s’attendaient bien à voir accourir de Zacynthe la flotte athénienne, ils avaient le projet, en cas de non-réussite, d’obstruer les entrées du port, pour le fermer aux Athéniens. L’île de Sphactérie, qui s’étend un peu en avant de ce port, le met à l’abri des vents et ne laisse que deux passes fort étroites : la première, en face de Pylos et

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des ouvrages athéniens, n’offre accès qu’à deux vaisseaux de front; la seconde, à l’autre extrémité, peut en recevoir huit ou neuf. Cette île, alors déserte, était boisée et sans chemins frayés. Son étendue est d’environ quinze stades[*](Un peu plus de deux kilomètres et demi. Le stade vaut cent quatre-vingt-cinq mètres. La longueur de l'île qui s’étend devant le port de Navarin est au moins le double de cette indication. Aussi le chiffre donné par le texte a-t-il soulevé quelques doutes. ). Les Lacédémoniens se disposaient à fermer les passes au moyen d'une rangée de vaisseaux, la proue en dehors. Quant à l’île, de peur que l’ennemi ne s’en servît contre eux, ils résolurent d’y faire passer des hoplites et d’en poster d’autres le long du continent. De cette manière les Athéniens trouveraient l’île occupée, etla terre ferme ne leur offrirait aucun lieu de débarquement. Or, comme la rade de Pylos est le seul point des environs où l’abord possible, ils ne sauraient où descendre pour aller au secours des leurs. Ainsi les Péloponésiens comptaient emporter sans combat naval et sans danger une place mal approvisionnée et insuffisamment défendue. En conséquence ils firent passer dans l’île des hoplites tirés au sort d’entre tous les bataillons. Les premiers qu’on y transporta furent relevés à tour de rôle ; les derniers, ceux qui plus tard s’y trouvèrent enfermés, étaient au nombre de quatre cent vingt, non compris leurs Hilotes[*](Probablement à raison d’un serviteur par hoplite, suivant l’usage général des Grecs. On ne peut appliquer ici le calcul fait par Hérodote (liv. IX, ch. xxvm) à l’occasion de la bataille de Platée; car il n’y avait point à Sphactérie de troupes légères. ). Le chef de cette troupe était Epitadas fils de Molobros.

Démosthène, voyant les Lacédémoniens sur le point d’attaquer par mer et par terre, fit à son tour ses préparatifs. Les trirèmes qui lui restaient furent tirées sur le rivage au pied du rempart et entourées d’une palissade. Leurs matelots furent armés de méchants boucliers, d’osier pour la plupart ; en effet, dans ce lieu désert, il n’était pas question de se procurer des armes; celles-là même furent empruntées à une triacontore de pirates[*](Bâtiments légers, à trente rames, et armés en course. Les Messéniens sont ceux de Naupacte. ), ainsi qu’à un brigantin, messéniens l’un et l’autre, que le hasard avait amenés. Ces Messéniens fournirent une quarantaine d’hoplites, que Démosthène incorpora parmi les siens. H plaça la plus grande partie de ses hommes, armés ou non, sur le flanc le plus fort de la place, du côté du continent, avec ordre de repousser les gens de pied. Lui-même, avec soixante hoplites choisis et quelques archers, sortit de l’enceinte et s’avança vers la mer, à l’endroit où il présumait que les ennemis tenteraient la descente. C’était une côte malaisée et garnie de rochers, tournée vers la haute mer[*](On peut conclure de là que le premier combat livré par Démo-sth^ne n’eut pas lieu sur la côte qui borde le port de Pylos, mais dans la partie extérieure, au* N. de la pointe de Sphactérie. Le mot πέλαγος, dont se sert ici Thucydide, indique tôujours une mer ouverte. ) ; mais il pensait que le mur étant le plus faible de ce côté, ce serait là le point d’attaque. Les Athéniens, dans leur confiance en la supériorité de leur marine, avaient négligé de fortifier ceflanc, de sorte que l’ennemi, en brusquant la descente, avait chance de réussite. C'est pourquoi Démosthène prit position sur le bord de la mer. Après

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avoir disposé ses hoplites de manière à faire toute la résistance possible, il leur adressa l’exhortât ion suivante :

« Soldats qui affrontez avec moi le péril de cette journée, que nul de vous, en ce moment suprême, ne s’ingénie à calculer l'étendue de notre danger. Marchez plutôt tête baissée, animés d’une confiance qui vous rendra vainqueurs. En présence d'une nécessité impérieuse, il ne faut pas raisonner, mais aller droit au but.

« Pour moi, j’estime que nous avons les chances les meilleures, si nous voulons tenir ferme et, sans nous effrayer du nombre des ennemis, ne pas trahir nos avantages. La difficulté de l’abord est en notçe faveur. Si vous restez, ce sera un auxiliaire; si vous reculez, cette côte, tout ardue qu’elle est, s’aplanira faute d’obstacle. D'ailleurs les ennemis seraient plus à craindre si, venant à être pressés, ils se voyaient acculés à la mer. Tant qu’üs sont sur leurs vaisseaux, rien de plus aisé que de les combattre ; une fois débarqués, la partie devient égale.

« Quant à leur multitude, elle ne doit pas vous intimider. Quelque nombreux qu’ils soient, ils ne combattront qu’en détail, grâce à la difficulté de prendre terre. Ce n’est pas ici un combat de plaine, où, toutes choses étant d'ailleurs pareilles, le nombre doit l’emporter. Ils sont sur des vaisseaux ; or en mer il faut le concours de mille circonstances. A mes yeux leurs désavantages compensent amplement la disproportion de nos forces. Je parie à des Athéniens : ils savent par expérience combien il est difficile d’opéref un débarquement en présence d’ennemis résolus à l’empécher, qui ne reculent pas épouvantés par le bruit des rames ou par l’impétuosité de l’abord.

« Soyez donc fermes sur ces rochers que vous allez défendre. Saches vous garder vous-mêmes, vous et le poste qui vous est confié. »

Après avoir enflammé ses soldats par ce langage, Démo-sthène les fit descendre au bord dé la mer et les rangea en bataille. Les Lacédémoniens s’avancèrent alors et attaquèrent la place par terre et par mer. Leur flotte, forte de quarante-trois voiles, était commandée par le Spartiate Thraâymélidas fils de Gmtésiclès. Elle se dirigea vers l’endroit qu'avait prévu Démo-sthène. Les Athéniens firent face des deux côtés, vers le continent et vers la mer. Les vaisseaux ïacédémoniens, échelonnés par petits groupes pour éviter l’encombrement, attaquaient et se reposaient tour à tour. Les soldats déployaient toute l’ardeur

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imaginable, s’exhortant mutuellement à se faire jour et à emporter la place. Mais nul ne se signala autant que Brasidas, qui commandait une trirème. Voyant ks triérarques et les pilotes hésiter à aborder, même là où il semblait possible de le faire, par crainte de· briser leurs vaisseaux sur cette côte escarpée, il leur criait qu’il ne fallait pas, pour épargner des planches, laisser les ennemis se fortifier dans le pays. Il exhortait ses compatriotes à briser leurs vaisseaux pour aborder, et les alliés à sacrifier sans regret les leurs aux Lacédémoniens, dont ils avaient reçu tant de services. « Il faut, disait-il, se jeter à la côte, débarquer à tout prix et enlever les hommes et la place. »

C’est ainsi que Brasidas encourageait les siens. Lui-même contraignit son pilote d'échouer son vaisseau et s'avança vers l’échelle; mais il fut repoussé par les Athéniens. Couvert de blessures, il tomba en défaillance sur l’avant du navire; son bouclier glissa dans la mer ; les Athéniens s’en saisirent et le placèrent ensuite dans le trophée élevé en commémoration de ce combat. Le reste de la flotte faisait les derniers efforts pour toucher terre, sans pouvoir y parvenir, à cause de l’escarpement de la côte et de l’obstination des Athéniens, qui ne cédaient pas un pouce de terrain. Étrange intervertissement des rôles I Ces mêmes Athéniens qui avaient porté si haut la gloire de leur marine, combattaient sur terre, en Laconie, pour repousser les Lacédémoniens. Ceux-ci au contraire, si renommés pour leur tactique continentale, venaient sur des vaisseaux tenter contre des Athéniens une descente dans leur propre territoire, devenu pour eux un pays ennemi.

Après avoir continué leurs attaques pendant toute la journée et une partie du lendemain, les Lacédémoniens y renoncèrent. Le troisième jour, ils envoyèrent à Asiné[*](Place maritime, appartenant aux Lacédémoniens, et située à l’entrée du golfe de Messénie, à quarante stades du cap Acritas. ) quelques vaisseaux chercher des bois pour des machines, avec lesquelles ils espéraient prendre la muraille du côté du port. C’était à la vérité la partie la plus élevée ; mais cet inconvénient était compensé par une plus grande facilité d’accès.

Sur ces entrefaites, arrivèrent de Zacynthe les vaisseaux athéniens aμ nombre de cinquante[*](Le texte reçu porte τεσσαράκοντα. Le nombre primitif des vaisseaux athéniens était de quarante. Démosthène en avait gardé cinq, puis renvoyé deux: restaient trente-sept. Ajoutez le renfort de quatre bâtiments chiotes et de quelques-uns de Naupacte, cela ferait déjà plus de quarante. Enfin, on voit au chapitre xxm qu’après un nouveau renfort de vingt vaisseaux envoyés d’Athènes, la totalité de la flotte athénienne fut de soixante^dix (sans variante); preuve qu’on doit lire ici πεντή κοντά avec quelques manuscrits. ) ; ils avaient été ralliés par quelques bâtiments de la station de Naupacte et par quatre de Chios. Quand ils virent le continent et l’île fourmiller d'hoplites et le port de vaisseaux qui ne faisaient pas mine de sortir, ils ne surent d’abord où prendre terre ; ensuite ils gagnèrent Proté, île déserte et peu éloignée, où ils passèrent la nuit. Le lendemain,

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ils levèrent l’ancre, après avoir fait leurs préparatifs de combat, dans la double supposition que l’ennemi s’avançât au large ou qu’ils dussent l’aller chercher dans l’intérieur du port. Les Lacédémoniens ne vinrent point à leur rencontre ; ils n’avaient pas donné suite à leur projet de barrage, mais ils.étaient tranquillement à terre, occupés à embarquer leurs équipages et à se préparer, en cas d’attaque, à combattre dans le port, assez spacieux pour cela.

Les Athéniens s’élancent par les deux passes. Déjà la plupart des vaisseaux ennemis avaient démarré, la proue en avant. Les Athéniens les assaillent, les mettent en fuite, les atteignent bientôt, en maltraitent un grand nombre et en prennent cinq, dont un avec son équipage. Ensuite ils fondent sur les bâtiments qui s’étaient jetés à la côte ; d’autres sont heurtés pendant qu’ils embarquent encore leur monde et avant d’avoir démarré ; enfin quelques vaisseaux abandonnés de leurs équipages sont saisis et remorqués par les Athéniens.

A cet aspect, les Lacédémoniens, désespérés d’un événement qui enfermait leurs guerriers dans l’île, s’élancent tout armés dans la mer, ressaisissent leurs navires et les ramènent à eux. Chacun croit sa coopération nécessaire. Autour des vaisseaux, c’était un épouvantable tumulte. Les deux peuples avaient échangé leur manière de combattre. Les Lacédémoniens, dans leur ardeur et dans leur trouble, livraient, pour ainsi dire, un combat naval sur la terre ferme; tandis que les Athéniens, vainqueurs et désireux de poursuivre leurs avantages, combattaient comme sur terre du haut de leurs vaisseaux.

Enfin, après s’être fait mutuellement bien du mal et bien des blessures, on se Sépara. Les Lacédémoniens sauvèrent leurs vaisseaux vides, excepté ceux qui avaient été pris au commencement de l’action. Lorsque les deux partis se furent retirés dans leurs camps, les Athéniens dressèrent un trophée, rendirent les morts et recueillirent les débris des vaisseaux. Ils bloquèrent aussitôt l’île au moyen d’une croisière, pour s’assurer des hommes qui s’y trouvaient renfermés. Les Peloponésiens, qui étaient sur le continent et dont les renforts étaient déjà arrivés de tous côtés, restèrent en place devant Pylos.

Quand la nouvelle de ces événements fut parvenue à Sparte, on décida, comme dans les cas de calamité grave, que les magistrats se rendraient au camp, afin de voir les choses par leurs yeux et d’aviser sans aucun délai. Ils reconnurent l’impossibilité de secourir leurs gens. Voulant donc leur épargner

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le danger de mourir de faim ou d’être accablés par le nombre, ils jugèrent que le mieux était de conclure avec les généraux athéniens, s’ils y consentaient, un armistice au sujet de Pylos, et d’envoyer ensuite des députés à Athènes pour traiter d'un accommodement. Tout leur désir était d’obtenir au plus tôt la délivrance de leurs guerriers.

Les généraux accueillirent ces ouvertures, et l’armistice fut conclu aux conditions suivantes : les Lacédémoniens amèneraient à Pylos et livreraient aux Athéniens les bâtiments sur lesquels ils avaient combattu, de même que tous les vaisseaux longs qui se trouvaient en Laconie. Ils s’abstiendraient de toute agression contre la place, soit par terre soit par mer. Les Athéniens de leur côté permettraient aux Lacédémoniens du continent de faire passer à leurs guerriers de l’île une quantité déterminée de blé moulu, savoir deux chénices attiques de farine par homme, deux cotyles de vin[*](Le chénice était une mesure de capacité valant un litre huit centilitres. La cotyle était le quart du chénice, soit vingt-sept décilitres. ) et de la viande, avec demi-ration pour les valets. Ces envois auraient lieu sous l’ceil des Athéniens, et aucune embarcation n aborderait dans Plie sans leur aveu. Les Athéniens continueraient à garder l’île, thaïs sans y descendre. Ils s'abstiendraient de toute agression contre l’armée péloponésienne, soit par terre soit par mer. A la moindre infraction commise de part ou d’autre, la trêve était rompue. Celle-ci devait durer jusqu'à ce que les députés lacédémoniens fussent revenus d’Athènes. Les Athéniens s’engageaient à les y conduire et à les ramener sur une trirème. A leur retour la trêve devait cesser, et les Athéniens rendre les vaisseaur dans l’état où ils les auraient reçus.

Telles furent les conditions de l’armistice. Les vaisseaux furent livrés, au nombre d’environ soixante, et les députés partirent pour leur destination; arrivés à Athènes, ils prononcèrent le discours suivant :

« Les Lacédémoniens nous envoient pour vous proposer, au sujet des guerriers de l’ile, un arrangement avantageux pour vous et aussi honorable pour nous que les circonstances le permettent. Ce ne sera pas déroger à nos habitudes que de prononcer un long discours, notre maxime étant de ne dire que peu de mots quand ils suffisent, et de parler plus longuement quand le sujet l’exige. Ne prenez pas nos paroles en mauvaise part ni comme une leçon qui vous serait donnée, mais plutôt comme une recommandation dont votre prudence pourrait se passer.

« Il ne tient qu’à vous d’asseoir votre bonheur actuel sur des

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bases durables, en conservant ce que vous possédez et en y ajoutant une gloire éternelle. N’imitez pas les hommes sans expérience, qui, surpris par la prospérité, ne mettent aucune limite à leur ambition. Lorsqu’on a, comme vous et comme nous, éprouvé combien la fortune est inconstante, on a le droit et le devoir de s’en défier.

« Pour vous en convaincre, il suffit d’envisager nos récentes disgrâces. Naguère au premier rang des Grecs, nous venons aujourd’hui solliciter ce dont alors nous pensions être les arbitres. Et pourtant, ce changement ne provient ni de la diminution de nos forces ni de l’insolence d’une prospérité nouvelle. Nos forces sont ce qu’elles ont toujours été; mais nous nous sommes trompés dans nos prévisions, comme il peut arriver à chacun. Vous-mêmes vous auriez tort de croire que la puissance actuelle de votre république et la gloire que vous venez d’y ajouter, vous garantissent un bonheur durable. Les hommes sages ont pour principe de regarder les avantages comme précaires et ils savent aussi iriieux que d’autres supporter les revers. Ils tiennent pour assuré qu’il n’est pas possible de ne prendre de la guerre que la mesure qui nous convient, mais qu’il faut en subir les chances diverses. Moins éblouis par les succès, ils sont plus à l’abri des fautes, et d’autant plus traitables qu’ils sont plus heureux

« Telle est, ô Athéniens, la conduite qu’il serait honorable pour vous de tenir à notre égard. Autrement il est à craindre qu’avec le temps, si vous éprouvez quelque revers, — et il n’y aurait là rien d’impossible, — on n’attribue à la fortune vos avantages passés ; au lieu que vous pouvez laisser à la postérité une renommée incontestable de puissance et de sagesse.

« Les Lacédémoniens vous invitent à déposer les armes. Ils vous offrent la paix, leur alliance, une cordialité pleine et entière ; en retour ils vous demandent les guerriers de l’île. Ne vaut-il pas mieux, pour vous comme pour nous, ne pas courir la double chance de les voir s’échapper en profitant d’une occasion favorable, ou tomber, à la suite d’un siège, dans une odieuse captivité? Le meilleur moyen de désarmer les grandes haines n’est pas qu’après la lutte un des deux partis abuse de sa supériorité pour imposer à l’autre des conditions intolérables, mais qu’il se montre généreux et trompe l’attente du vaincu par la modération de ses exigençes. Dès lors l’adversaire, qui n’a plus à repousser la force, mais à reconnaître un bienfait, se sent lié par un sentiment d’honneur. C’est surtout

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le cas pour les inimitiés les plus fortes. On cède avec plaisir à qui se relâche volontairement de ses droits; mais on résiste à outrance aux orgueilleux.

« L’occasion de nous réconcilier s’offre plus belle que jamais. N’attendons pas qu’un accident sans remède vienne éveiller, chez les particuliers comme dans l’État, une haine implacable, et vous ravir les avantages que nous vous offrons aujourd’hui. Avant que le sort ne prononce, opérons un rapprochement qui doit assurer à vous de la gloire et notre amitié, à nous les moyens d’éviter une honte et de pallier un malheur. Faisons taire chez nous le bruit des armes et procurons au reste des Grecs un soulagement à leurs maux. C’est à vous surtout qu’ils croiront en être redevables. Aujourd’hui ils supportent la guerre sans trop savoir quels sont ceux qui l’ont provoquée: mais si elle prend fin — et pour cela vous n’avez qu’un mot à dire, — vous acquerrez le plus beau titre à leur reconnaissance. En résumé, il ne tient qu’à vous d’avoir les Lacédémoniens pour amis fidèles; eux-mêmes vous y convient, dans l’espoir que vous userez de condescendance plutôt que de rigueur. Songez à tous les biens qui naîtront de cette alliance. N’en doutez pas: une fois que nous marcherons d’accord, le concert de nos vo- | lontés commandera le respect à la Grèce entière, qui ne peut rivaliser de forces avec nous. »