History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Quand les Gorcyréens connurent l’arrivée de la flotte athénienne, et la retraite des ennemis, ils firent entrer dans la ville les Messéniens qui jusque'à étaient restés dehors, et envoyèrent dans le port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés. Pendant ce trajet, ils égorgèrent ceux de leurs adversaires qu'ils purent saisir. Quant à ceux qu’ils avaient engagés à monter sur les vaisseaux, ils les firent descendre à terre et les massacrèrent jusqu’au dernier ; puis, allant au temple de Junon, ils obtinrent d’une cinquantaine des suppliants qu’ils se soumissent à un jugement et les condamnèrent tous à mort. Ceux qui n’avaient pas été leurs dupes, — c’était le plus grand nombre, — voyant ce qui se passait, se tuèrent mutuellement dans le temple même; quelques-uns se pendirent aux arbres; enfin chacun se donna la mort comme il put.

Durant les sept jours que la flotte d’Eurymédon fut à Gorcyre, les Gorcyréens massacrèrent tous ceux qu’ils regardaient

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comme ennemis de la démocratie. Quelques-uns furent victimes d’inimitiés particulières; des créanciers furent tués par leurs débiteurs. La mort parut sous mille formes. De toutes les horreurs communes en pareille circonstance, il n’y en eut point qui ne fût commise et même surpassée. Le père tuait son fils; on arrachait des asiles sacrés tes suppliants ou on les égorgeait au pied des autels. Enfin quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus. Tant fut atroce cette sédition; elle le parut encore davantage, parce qu’elle fut la première.

Plus tard la Grèce en totalité fut ébranlée. La division régnant partout, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, l’aristocratie les Lacédémoniens. En temps de paix, on n’aurait eu ni le prétexte ni l’idée d’attirer ces auxiliaires ; mais, une fois la guerre allumée et les deux partis acharnés à s’entre-détruire, le recours à l’intervention étrangère devint plus facile aux agitateurs. Ces déchirements occasionnèrent aux Ëtats des calamités sans nombre, calamités qui sont et seront toujours le partage de la nature humaine, quoique, selon les conjonctures, elles puissent varier de violence ou de caractère. Durant la paix et la prospérité, les États et les individus ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont pas sous le joug d’une nécessité impérieuse; mais la guerre, détruisant le bien-être journalier, est un maître brutal, qui règle les passions de la multitude sur les circonstances du moment.

Les villes étaient en proie aux dissensions. Si Tune d’elles était restée en arrière des autres, elle aspirait à renchérir sur leur exemple, à imaginer de nouveaux excès, à raffiner sur l’atrocité des vengeances. On en vint à changer arbitrairement l’acception des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courage à toute épreuve ; la lenteur prudente pour une lâcheté déguisée ; la modération pour un prétexte de la timidité; une grande intelligence pour une grande inertie. L’emportement aveugle devint le trait distinct de l’homme de cœur ; la circonspection, un spécieux subterfuge. L’homme le plus irascible fut regardé comme le plus sûr; celui qui osait lui tenir tête fut déclaré suspect. C’était faire preuve de finesse que d’attirer ses ennemis dans le piège et surtout de l’éluder. Prenait-on ses mesures pour se passer de ces artifices, on était taxé de trahison ou de pusillanimité. Rien ne valait plus d’éloges que de prévenir une perfidie ou d’y exciter celui qui n’y songeait

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pas. Les liens dn sang étaient moins forts que l’esprit de parti, parce que celui-ci inspirait plus de dévouements à toute épreuve; en effet, de telles associations n’étaient pas formées sous l’égide des lois, mais plutôt contre elles et dans un but coupable; elles ne reposaient pas sur la crainte des dieux, mais sur la complicité du crime. Accueillait-on les ouvertures d’un adversaire, c’était par mesure de prudence et non par générosité. On attachait bien plus de prix à se venger d’une offense qu’à ne l’avoir pas reçue. Les serments de réconciliation qu’on prêtait quelquefois n’avaient qu’une force passagère, arrachés qu’ils étaient à l’embarras des partis; mais que l’occasion fût donnée, et le premier qui reprenait courage en voyant son rival sans défense l’attaquait plus volontiers en trahison qu’à visage découvert. Il y trouvait deux avantages : l’un de frapper à coup sûr, l’autre de se faire une réputation d’habileté en ne devant son triomphe qu’à l’astuce. Aux yeux du vulgaire, il est plus aisé aux fripons de passer pour adroits qu’aux simples pour honnêtes. On rougit de la maladresse ; on tire vanité de la méchanceté.

Tous ces maux eurent leur source dans la fureur de dominer, inspirée par la cupidité et par l’ambition ; puis, les rivalités éveillées, la passion s’en mêla. Les chefs du parti prenaient pour mot d’ordre, ceux-ci l’égalité des droits, ceux-là une aristocratie tempérée ; et, sous le masque du bien public, ils ne travaillaient qu’à se supplanter mutuellement. Ils donnaient un libre cours à leur audace et à leurs vengeances, sans nul souci de la justice ou de l’intérêt commun, sans autre règle que leur caprice. Une fois au pouvoir, ils s’empressaient, à l’aide de sentences iniques ou à force ouverte, de satisfaire leurs inimités actuelles. Ni les uns ni les autres ne respectaient la bonne foi ; mais ceux qui, au mépris des lois divines, réussissaient à commettre quelque noirceur, palliée d’un nom honnête , étaient les plus estimés. Les citoyens qui se tenaient à l’écart tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu’ils refusaient de prendre part à la lutte, soit parce qu’on était jaloux de leur tranquillité.

C’est ainsi que les dissensions remplirent la Grèce de toute sorte de crimes. La candeur, compagne de la droiture de caractère, devint un objet de risée et disparut ; on éleva bien plus haut la duplicité cauteleuse. Ni langage ne fut assez fort ni serment assez terrible pour cimenter une réconciliation. Ne pouvant compter sur personne, on cherchait

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à se mettre à couvert plutôt qu’à faire preuve d’une confiante loyauté. Ceux qui avaient le plus d’avantages étaient les hommes d’une intelligence bornée. La conscience de leur inhabileté et du talent de leurs adversaires leur faisant eraindre d’être dupes des beaux discours de leurs ennemis ou de leur souplesse d’esprit, ils allaient droit au but ; tandis que les autres, dédaignant même de prévoir les desseins de leur§ adversaires et croyant l’action superflue là où l’adresse -semblait suffire, se trouvaient désarmés et succombaient.

Ce fut Corcyre qui donna le signal de ces attentats. On y commit tous les excès qu’on peut attendre d’an peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse et qui trouve l'occasion de se venger; toutes les violences suggérées par le désir d’échapper brusquement à une longue misère en s’emparant du bien d’autrui; enfin tontes les cruautés, toutes les barbaries naturelles à des gens qui n'ont pas l’ambition pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle d'égalité , s’acharnent impitoyablement sur des rivaux. En ce temps donc, toutes les lois furent renversées dans cette malheureuse cité ; la nature humaine, secouant le joug du droit qu’elle ne supporte qu’avec impatience, prit plaisir à se montrer docile à la passion, rebelle à la justice, haineuse de toute supériorité. Si l’envie n'avait pas tant de force malfaisante, on n’eût pas préféré la vengeance à la pitié, l’âpreté du gain au respect du droit. C’est que les hommes, sous l’empire d’une colère aveugle, se plaisent à violer les lois tutélaires qui laissent au malheur quelque espoir de salut, an risque de ne pouvoir les invoquer eux-mêmes, si jamais le danger les force d’y avoir recours.

Tels furent les effets des premiers troubles de Cor-cyre [*](Plus tard il y eut à Corcyre une nouvelle sédition non moins cruelle que la première. Voyez liv. IV, ch. xlvi. ). Eurymédon et les Athéniens reprirent la mer. Plus tard les Corcyréens fugitifs, qui, au nombre de cinq cents, avaient échappé au carnage, se saisirent des forts construits sur le continent, ainsi que de la côte située en face de Corcyre et qui lui appartenait. Partant de là, ils pillèrent les habitants de l’île, leur firent beaucoup de mal, et réduisirent la ville à une affreuse disette. En même temps ils députèrent à Lacédémone et à Corinthe pour solliciter leur retour. Comme leurs démarches étaient infructueuses, ils se procurèrent des moyens de transport et des auxiliaires, passèrent dans l’île au nombre de six cents en tout, brûlèrent leurs vaisseaux, afin de se mettre dans la nécessité de vaincre ; puis, s’étant établis sur

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le mont Istone[*](On présume que C’est la montagne qui domine la ville de Corfou, et sur laquelle sont les ruines du fort Saint-Ange, construit dans le moyen âge ; à moins que cette montagne d’Istone ne soit autre que le mont Ithone qui traverse l’Ile dans toute sa longueur. ), ils y oâtirent un fort, infestèrent les environs de la ville et se rendirent maîtres de la campagne.

Sur la fin du même été, les Athéniens enVoyèrent en Sicile vingt vaisseaux, commandés par Lâchés fils de Méla-nopus et par Charœadès fils d’Euphilétos. Les Syracusains et les Léontins étaient alors en guerre. Les·premiers avaient pour alliées toutes les villes doriennes qui, dès l’origine, s’étaient rangées du côté de Lacédémone, sans toutefois prendre une part active aux hostilités. Camarine seule faisait exception. Les Léontins avaient pour eux les villes chalcidéennes et Camarine. En Italie, les Locriens tenaient pour Syracuse, les Rhégiens pour les LéontiDS, à cause de leur commune origine[*](Ces deux villes étaient des colonies de Chalcis en Eubée, et par conséquent de race ionienne. ). Les alliés des Léontins députèrent à Athènes [*](C’est la célèbre ambassade dont faisait partie l’orateur Gorgias. Son éloquence eut un si grand succès auprès des Athéniens qu’ils l’engagèrent à se fixer dans leur ville. ), où ils firent valoir d'anciens traités et leur qualité d’ioniens. Ils sollicitèrent l’envoi d’une flotte pour les secourir contre les Syracusains, qui leur fermaient la terre et la mer. Les Athéniens accueillirent cette requête sous prétexte de parenté avec les Léontins, mais au fond pour empêcher les Péloponésiens de tirer des grains de Sicile et pour essayer de soumettre cette île à leur domination. Ils allèrent se poster à Rhégion en Italie, d’bù ils firent la guerre conjointement avec leurs alliés. Sur quoi T’été finit.

L’hiver suivant, il y eut à Athènes une recrudescence de peste. Sans avoir complètement disparu, l’épidémie avait laissé quelque relâche. Cette seconde irruption dura toute une année ; la première avait régné deux ans. Rien ne contribua plus à l’affaiblissement d’Athènes. Parmi les citoyens inscrits au rôle[*](Les Athéniens en âge de porter les armes étaient inscrits sur des rôles ou catalogues, tenus par chaque tribu. Ces rôles servaient d’état civil. On n’enregistrait ni les femmes, ni les enfants, ni les esclaves. D’après les données du livre II, ch. un, le nombre total des hoplites athéniens était de vingt-neuf mille, et celui des cavaliers de douze cents. Cela suppose une mortalité très-considérable, à répartir vraisemblablement sur les deux irruptions. Comparez liv. II, ch. lviii. ), il mourut non moins de quatre mille quatre cents hoplite» et de trois cents cavaliers, et sur le reste de la population, une foule incalculable. A cette époque, on ressentit de fréquents tremblements de terre, à Athènes, en Eubée et en Béotie, surtout à Orchomène.

Le même hiver, les Athéniens qui étaient en Sicile dirigèrent, de concert avec les Rhégiens, une expédition de trente vaisseaux contre les îles d’Éole [*](Ainsi appelées comme séjour présumé du dieu des vents (Homère, Odyssée, X, 1) îles Vulcaniennes ou de Lipari. Elles sont au nombre de dix. Thucydide ne cite que les principales ; les autres sont Phénicusa, Ericusa, Evonymos, Hicésia, Basilidia et Ostéodès. ). En été le manque d'eau Tendait impossible une tentative de ce genre. Ces îles appartiennent aux Lipariens, colonie de Cnide. Ils habitent Tune d’elles, qui a peu d’étendue et se nomme Lipara ; ils partent de là pour aller cultiver les autrésj savoir Didyme, Strongyle et Hiéra. Les indigènes croient que c’est dans Hiéra que Vulcain a ses forges, parce qu’il s’en échappe beaucoup de feu pendant la nuit et de fumée pendant le jour. Ces lies sont situées en

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face du pays des Sicules et des Messiniens; elles étaient alliées de Syracuse. Les Athéniens les ravagèrent; mais, n’ayant pu les soumettre, ils s’en retournèrent à Rhégion. Là-dessus l’hiver finit, ainsi que la cinquième année de la guerre que Thucydide a racontée.

L’été suivant [*](Sixième année de la guerre, 426 avant J. C.), les Péloponésiens et leurs alliés, sous la conduite d’Agis fils d’Archidamos, s’avancèrent jusqu’à l’Isthme, dans le dessein d’envahir l’Attique ; mais ils en furent détournés par de nombreux tremblements de terre, et l^mvasion n’eut pas lieu. A l’époque de ces secousses, il se manifesta à Orobies [*](Petite ville sur le golfe d’Oponte en Eubée, vis-à-vis de la ville béotienne d’Anthédon. Sur Plie d’Atalante et sur le fort des Athéniens, voyez liv. II, ch. xxxn. ) en Eubée un phénomène extraordinaire. La mer s’éloigna du rivage ; puis elle revint subitement à flots amoncelés, engloutit une portion de la côte et en abandonna une autre ; en sorte que ce qui jadis était terre fait maintenant partie de la mer. Beaucoup d’hommes y perdirent la vie ; il n'échappa que ceux qui parvinrent à se réfugier sur les hauteurs. L’île d’Ata-lante, voisine des Locriens-Opontiens, éprouva une submersion semblable, qui détruisit une partie du fort des Athéniens. Deui vaisseaux se trouvaient à sec sur la plage ; il y en eut un de fracassé. A Péparéthos[*](Ile nommée aujourd’hui Scopélos, et qui fait partie du groupe situé près de la côte S. E. de la Thessalie. Eile est voisine de Pile d’Halonésos, à qui elle appartenait. ) la mer se retira, mais sans causer d’inondation ; une secousse abattit un pan de la muraille, ainsi que le prytanée et un certain nombre de maisons. La cause de ce fait me paraît être que, là où les commotions furent le pins fortes, la mer fut refoulée, et que, par un retour impétueux, elle submergea le rivage ; sans tremblement de terre, je ne pense pas que rien de pareil puisse arriver.

Durant cet été, la Sicile fut le théâtre de divers combats livrés soit par les Siciliens [*](tes Σικελιῶται sont les Grecs de Sicile, habitants des colonies grecques de cette île, tandis que les Σικελοί ou Sicules étaient un peuple barbare qui occupait l’intérieur et la côte septentrionale de la Sicile. ) entre eux, soit par les Athéniens et leurs alliés. Je me bornerai à citer ce qu’il y eut de plus important dans ces engagements partiels. Après la mort de Cha-rœadès, qui périt dans une rencontre aveo les Syracusains, Lâchés eut seul le commandement de la flotte. Il alla, conjointement avec les alliés, attaquer Mylæ, place dépendante de Messine et gardée par deux tribus de Messiniens. Ces gens dressèrent une embuscade aux Athéniens débarqués ; mais ceux-ci les mirent en déroute et en tuèrent un grand nombre. Ensuite les Athéniens assaillirent la place, et obligèrent les habitants à leur livrer la citadelle et à marcher avec eux contre Messine. A l’approche de cette armée, les Messiniens firent leur soumission, en donnant des otages et toutes les sûretés voulues.

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Le même été, les Athéniens envoyèrent autour du Pé-loponèse trente vaisseaux commandés par Démosthène fils d’Al-cisthénès et par Proclès fils de Théodoros. Soixante autres vaisseaux et deux mille hoplites furent dirigés contre Mélos, sous les ordres de Nicias fils de Nicératos. Quoique insulaires, les Méliens refusaient obstinément de se soumettre et d’entrer dans l’alliance [*](Les Athéniens, qui étaient maîtres de la mer et qui avaient soumis presque toutes les Iles à leur empire, trouvaient étrange que Mélos fit exception. Or cette île était une colonie des Doriens du Péloponèse; il était donc naturel qu’elle se refusât à-mar-cher contre sa métropole. Mélos ne fut réduite que dix ans plus tard. Voyez liv. V, ch. cxvi. ). Les Athéniens avaient résolu de les y contraindre ; mais ils eurent beau ravager leur territoire, ils ne purent les amener à composition. Ils quittèrent donc Mélos et passèrent à Oropos en Péraïque [*](Voy. liv. II, ch. xxxin, note 2. ). Ils abordèrent de nuit, et les hoplites étant descendus se mirent aussitôt en marche vers Tanagra en Béotie. A un signal donné les Athéniens de la ville, commandés par Hipponicos fils de Gallias et par Eurymédon fils de Thou-clès, vinrent en masse les rejoindre par terre. Ils campèrent ce jour-là dans le territoire de Tanagra, le ravagèrent et y passèrent la nuit. Le lendemain, ils vainquirent en bataille les Tana-gréens, qui avaient fait une sortie avec un certain nombre de Thébains venus à leur secours. Ils enlevèrent des armes, érigèrent un trophée, et se retirèrent les uns à Athènes, les autres sur la flotte. Nicias, avec ses soixante vaisseaux, suivit la côte; et, après avoir dévasté les rivages de la Locride, il effectua son retour.

Vers la même époque, les Lacédémoniens fondèrent la colonie d’Héraclée en Trachinie ; voici à quelle occasion. Les Maliens [*](Peuplade du S. de la Thessalie, entre les monts Œta et Othrys, dans la vallée du Sperchios. Elle a donné son nom au golfe Maliaque. ) sont divisés en trois branches, savoir les Paraliens, les Hiéréens et les Trachiniens. Ceux-ci, écrasés par la guerre que leur faisaient leurs voisins du mont OEta, avaient d’abord songé à se donner aux Athéniens ; mais ensuite, craignant de ne pas trouver auprès d’eux tout l’appui désirable, ils, envoyèrent Tisaménos à Lacédémone en qualité d’ambassadeur. Les Doriens, mère patrie des Lacédémoniens, se joignirent à cette députation pour appuyer la demande ; ils étaient eux-mêmes inquiétés par les OEtéens. En conséquence, les Lacédémoniens résolurent d’envoyer une colonie pour protéger à la fois les Trachiniens et les Doriens. La place leur semblait avantageusement située pour la guerre contre les Athéniens ; on pouvait y construire des vaisseaux et menacer l’Eubée, qui n’est séparée que par un bras de mer ; enfin elle devait leur faciliter le passage en Thrace [*](Il paraît que les Lacédémoniens songeaient déjà à l’expédition qu’ils effectuèrent deux ans plus tard sous la conduite de Brasidas. Voyez liv. IV, ch. lxxviti. ). Pour ces divers motifs, ils entreprirent avec ardeur cet établissement. Ils consultèrent l’oracle de Delphes ; et, sur sa réponse favorable, ils envoyèrent des colons tirés de leur sçin ou de leurs Périèques; ils invitèrent à s’y joindre

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tous ceux des Grecs qui le voudraient, excepté toutefois les Ioniens, les Achéens et quelques autres peuples. Trois Lacédémoniens, Léon, Alcidas et Damagon, eurent la direction de cette colonie. Arrivés sur les lieux, ils rebâtirent les murailles de la ville, qui porte aujourd’hui le nom d’Héraclée. Elle est située à quarante stades des Thermopyles et à vingt de la mer. Ils y construisirent des chantiers, qu’ils commencèrent au défilé même des Thermopyles, afin de pouvoir les protéger plus facilement.

Les Athéniens, voyant s’élever cette nouvelle ville, ne furent pas sans inquiétude ; elle leur semblait menacer essentiellement l’Eubée, car elle n’était séparée du cap Généon[*](Pointe septentrionale de l’Eubée, en face de la Locride. L’Çubée tout entière appartenait alors aux Athéniens. ) que par un canal fort étroit. Cependant ils en furent quittes pour la peur et n’éprouvèrent aucun dommage. La raison fut que les Thessaliens, maîtres du pays où cette vüle était bâtie, craignirent d’avoir des voisins trop puissants et ne cessèrent de harceler ces nouveaux hôtes, jusqu’à ce qu’ils les eussent entièrement affaiblis. Et pourtant la colonie avait commencé par être florissante[*](D’après Diodore de Sicile (XII, lix), la colonie d’Héraclée compta dans l’origine quatre mille Péloponésiens et six mille colons du reste de la Grèce. ) ; car chacun s’engageait hardiment dans une entreprise formée par les Lacédémoniens. Les gouverneurs envoyés de Lacédémone contribuèrent surtout à ruiner les affaires et à éloigner les habitants par l’effroi qu'inspiraient la rudesse et parfois l’injustice de leur conduite. Aussi les voisins prirent-ils plus aisément l’avantage.

Le même été, pendant que les Athéniens séjournaient à Mélps, ceux d’entre eux qui, avec les trente vaisseaux, faisaient le tour du Péloponèse, arrivèrent d’abord à Ellomène, place appartenant aux Leucadiens. Là ils tuèrent, à la faveur d’une embuscade, quelques soldats de la garnison ; ensuite ils se portèrent avec toutes leurs forces contre Leucade elle-même. Ils avaient avec eux la levée en masse des Acarnaniens, sauf les OEniades, un certain nombre de Zacynthiens et de Céphallé-niens, enfin quinze vaisseaux de Corcyre. Levant une agression si formidable, les Leucadiens ne firent aucun mouvement, bien que leurs terres fussent ravagées, soit au delà de l’isthme, soit en deçà, dans la partie où se trouvent la ville de Leucade et le temple d’Apollon. Les Acarnaniens pressaient le général athénien Démosthène d'investir la place, dans l’espoir de la réduire sans peine et d’être ainsi délivrés d’irréconciliables ennemis. Mais quelques Messéniens représentèrent à Démosthène que, disposant de si grandes forces, il serait beau pour lui d’attaquer les Étoliens, peuples ennemis de Naupacte, et dont la'Soumission

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entraînerait celle de tonte cette partie du continent. Les Ëtoliens, disaient-ils, sont une nation brave et nombreuse ; mais, comme ils sont armés à la légère et qu’ils habitent des villages non fortifiés, à une grande distance les uns des autres, il serait aisé de les battre isolément, avant qu’ils fussent parvenus à se rassembler. Ils lui conseillaient d’attaquer en premier lieu les Apodotes, puis les Ophionéens et enfin les Eury-tanes[*](Les trois peuples ici mentionnés faisaient partie de l’Étolie conquise (επίκτητος). Les Apodotes habitaient au S., près de Naupacto; les Ophionéens sur le mont Corax; les barbares Eury- tanes étaient les plus septentrionaux; île s’étendaient jusqu’à la chaîne de TŒta. ). Ceux-ci forment la portiou la plus considérable de l’Étolie, parlent une langue tout à fait ignorée et se nourrissent, dit-on, de chair crue. Ces peuples une fois réduits, le reste suivrait de près.

Démosthène céda aux instances des Messéniens. Π se laissa tenter par la pensée qu’à l’aide des alliés du continent réunis aux Étoliens, il pourrait attaquer par terre la Béotie, sans avoir besoin des armes d’Athènes. Pour cet effet, il n'y avait qu’à traverser le pays des Locriens-Ozoles, marcher sur Cytinion en Doride, et, laissant à droite le Parnasse, descendre chez les Phocéens. La coopération de ceux-ci paraissait assurée, grâce à leur vieille amitié pour les Athéniens ; et d ailleurs on pouvait les contraindre. Or la Phocide touche la Béotie.

Il s’embarqua donc à Leucade avec toute son armée, au grand déplaisir des Acarnaniens, et suivit la côte jusqu’à Sollion. Il avait communiqué son projet aux Acarnaniens ; mais ceux-ci, mécontents de ce qu’il n'avait pas voulu faire le siège de Leucade, avaient refusé de l’accompagner. Ce fut donc avec le reste de ses troupes qu’il alla porter la guerre en Étolie, savoir avec les Céphalléeiens, les Messéniens, les Zacynthiens et trois cents Athéniens, soldats de marine[*](Épibates, soldats de bord ou de marine, semnl comme troupes de débarquement. Ce n’étaient pas toujours des citoyens de la classe inférieure. On voit au chapitre xcvui que ceux-ci étaient des jeunes gens appartenant aux meilleures familles d’Athènes. Peut-être étaient-ce des péripoles. ), montés sur leurs propres bâtiments ; car les quinze vaisseaux de Corcyre s’étaient retirés. îl partit d’OEnéon en Locride[*](Chez les Locriens-Ozoles, près du golfe de Crisa, à TE. de Naupacte. ). Les Locriens-Ozoles, alliés d’Athènes, devaient le rejoindre avec toutes leurs forces dans l'intérieur du pays. Voisins des Étoliens, habitués aux mêmes armes, on comptait qu’ils seraient d’un grand secours contre ces peuples, dont ils connaissaient la tactique et le territoire.

Démosthène passa la nuit avec son armée dans l'enceinte de Jupiter Néméen. C’est là, dit-on, que le poète Hésiode fut tué par les gens de l'endroit, un oracle lui ayant prédit qu’il mourrait à Némée [*](Sur la fin tragique du poète Hésiode, voyez Plutarque (Banquet des sept Sages) et Pausanias (IX, xxxi). L’oracle se vérifia pour lui d’une manière imprévue. Il fuyait Némée du Pélo-ponèse, et vint mourir en Locride dans un endroit du même nom. ). De grand matin, il se mit en marche pour l’Ëtolie. Le premier jour, il prit Potidania, le second Crocylion, le troisième Tichion. Là il fit halte et envoya son butin à Eupa-lion en Locride. Son intention était, quand il aurait achevé de subjuguer le pays, de revenir à Naupacte et de marcher ensuite

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contre les Ophionéens, s'ils refusaient obéissance. Mais ses préparatifs n’avaient pas été tellement secrets que les Ëtoliens nen eussent eu vent dès Torigine. Aussi l’armée avait-elle à peine mis le pied sur leur territoire, qu’ils se portèrent à sa rencontre. Il n’y eut pas jusqu’aux Bomiens et aux Calliens qui, de l’ei-trême frontière des Ophionéens, près du golfe Maliaque, n’am-vassent en armes au-devant de l’invasion[*](, Ces peuplades peu connues habitaient le revers méridional du mont Œta, près des sources de TÉvénos et sur les confins de la Tétra-pole dorienne. Elles ne s’étendaient pas jusqu’au golfe Maliaque, mais elles n’en étaient pas fort éloignées. ).

Les Messéniens donnaient à Démosthène les mêmes conseils que précédemment. Aies entendre, rien n’était plus aisé pour lui que la conquête de l’Étolie, pourvu qu’il allât droit aux villages, sans donner aux Étoliens le temps de se reconnaître, eten s? bornant à occuper la terre qu’il foulait. Démosthène les crut; et, se fiant à la fortune qui ne lui avait jamais fait défaut, il n’attendit pas même l’arrivée du renfort que les Locrienslui ménageaient, renfort qui lui eût été précieux, car il manquait surtout de gens «de trait légèrement armés. Il marcha sur Édition, qu’il enleva d'emblée, les habitants s’étant réfugiés sur les hauteurs voisines. Cette ville est située sur une éminenceï quatre-vingts stades de la mer. Mais bientôt les Ëtoliens se portèrent au secours d’Ëgition. Ils attaquèrent les Athéniens et leurs alliés, fondirent de toutes parts sur eux du haut des collines, et les criblèrent de javelots. Quand l’armée athénienne avançait, ils cédaient le terrain ; reculait-elle, ils revenaient à | la charge. Le combat se prolongea ainsi dans ces alternatives d’attaque et de retraite, espèce de manœuvre où les Athéniens | avaient constamment le dessous.

Tant que les archers eurent des flèches, et furent à j même de s’en servir, ils soutinrent le combat. Les Ëtoliens armés à la légère se repliaient pour éviter leurs coups. Mais les archers, privés de leur chef, se débandèrent. Les Athéniens, harassés par la répétition des mêmes mouvements et couverts de traits par les Ëtoliens, lâchèrent pied ; et, comme leurguids-le Messénien Chromon, avait perdu la vie, ils se jetèrent dans des fondrières infranchissables, dans des lieux inconnus, où ils trouvèrent la mort. Les Étoliens agiles et lestement équipes atteignirent sur-le-champ plusieurs des fuyards et les percèrent de javelots. La plupart des Athéniens manquèrent la route et s’engagèrent dans une forêt des plus épaisses ; les ennemis Teih vironnèrent et y mirent le feu. Enfin les Athéniens en compl^ désarroi s’enfuirent dans toutes les directions. Ceux qui ptfj vinrent à s'échapper rejoignirent la mer et la ville d’OEnéon m Locride, leur point de départ. Il périt une foule d’alliés et nd

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moins de cent vingt hoplites athéniens, fleur de la jeunesse moissonnée dans cette guerre, ainsi que Proclès l’un des deux généraux. Les Athéniens, après avoir relevé leurs morts par composition, se retirèrent d’abord à Naupacte et ensuite à Athènes avec la flotte. Pour Démosthène, il resta aux environs de Naupacte ; il craignait le courroux des Athéniens après un désastre pareil.

A la même époque, les Athéniens qui étaient en Sicile firent voile ^ers le pays de Locres [*](La ville des Loerieos-Épizéphyrieus, située à l’extrémité S. E. de l’Italie. Le fleuve Halex formait la limite entre le territoire de cette ville et celui de Rhégion. Les Locrieus d’Italie étaient alliés de Syracuse et par conséquent ennemis des Athéniens. ). Ils vainquirent dans une descente un corps de Locriens accouru pour les repousser, et prirent un fortin situé à l’embouchure du fleuve Halex.

Le même été, les Ëtoliens députèrent à Corinthe et à Lacédémone Tolophos l’Ophionéen, Boriadès l’Eurytane et Tisandros l’Apodote. Ils obtinrent l’envoi d’un corps de troupes destiné à attaquer Naupacte, qui avait attiré contre eux les armes d’Athènes. Les Lacédémoniens firent partir, sur la fin de l'automne, trois mille hoplites alliés, dont cinq cents avaient été fournis par la nouvelle colonie d’Héraclée-Trachinienne. Les chefs de cette expédition étaient les Spartiates Eurylochos, Macarios et Ménédéos.