History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Nous n'aurions pas demandé la parole, si les Platéens s’étaient contentés de répondre brièvement à la question, en s’abstenant de nous mettre en cause et de présenter en leur faveur une apologie superflue, avec force louanges sur des faits que nul ne songe à leur reprocher. Ceci nous oblige à une défense et à une réplique, afin qu'ils ne tirent avantage ni de notre démérite ni de leur gloire, et que vous ne portiez un jugement qu’après avoir entendu la vérité sur les deux parties.

« L'origine de nos démêlés avec eux remonte à l’époque où, après nous être rendus maîtres de la Béotie, nous constituâmes Platée et avec elle d’autres villes dont nous avions expulsé la population mélangée [*](Il ne faut pas prendre au pied de la lettre cette manière d’expliquer les origines béotiennes. Platée n’avait été ni fondée ni constituée par les Thébains; mais l’assertion s’applique à la •contrée située le long de l’Asopos jusqu’à l’Euripe, contrée qui était primitivement habitée par des,Hyantes, des Thraces et des Pélasges. Voyez Strabon, liv. IX, p. 277. ). Alors, en dépit de la règle admise primitivement, ils déclinèrent notre suprématie et, seuls des Béotiens, foulèrent aux pieds les lois du pays. Puis, lorsque nous voulûmes les contraindre, ils s’unirent aux Athéniens et, conjointement avec eux, nous firent bien des maux, qu'à notre tour nous leur rendîmes.

t Quand le Barbare vint attaquer la Grèce, ils furent, disent-ils, les seuls des Béotiens qui ne firent pas cause commune avec lui. C'est là surtout ce dont ils se prévalent pour s’exalter eux-mêmes et pour nous insulter. Nous au contraire nous prétendons que, s’ils ne prirent point le parti des Mèdes, c’est que les Athéniens ne le prirent pas non plus; et la preuve, c’est que plus tard, lorsque Athènes menaça la liberté de la Grèce, ils furent en Béotie ks seuls partisans des Athéniens. D’ailleurs considérez quelle était notre situation respective à l’époque de ces événements. Notre ville n’était alors gouvernée ni par une aristocratie soumise aux lois, ni par une démocratie ; elle subissait le régime le plus contraire à la légalité et à la modération, en un mot le plus voisin de la tyrannie. Une poignée d’oligarques possédaient seuls toute l'autorité. Ce sont eux

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qui, dans l’espoir d’affermir leur domination si le Méfie avait le dessus, continrent le peuple par la force et appelèrent les. Barbares[*](Selon Hérodote (IX, lxxxv), les chefs de l’oligarchie thébaine étaient Timagénidas et Attaginos. Ils furent chassés par les Grecs immédiatement après la bataille de Platée. ). Lorsqu’elle agit ainsi, notre ville dans son ensemble n’était donc pas maîtresse d’elle-méme; et il serait injuste de lui imputer une faute où les lois n’eurent aucune part. Mais lorsque, après la retraite des Mèdes, l’ordre légal fût rétabli; lorsque plus tard les Athéniens attaquèrent toute la Grèce et s’efforcèrent de subjuguer notre pays travaillé par les dissensions, considérez si la victoire que nous remportâmes sur eux à Coronée n’affranchit pas la Béotie[*](Voyez liv. I, ch. cxin. ), et si maintenant nous ne contribuons pas de tout^aotre pouvoir à la délivrance des Grecs, en fournissant des chevaux et un contingent plus fort que pas un des alliés. Telle est notre réponse à l’accusation de mé-disme[*](Voyez liv. I, ch. xcv, note 2. 1 ).

« Nous essayerons maintenant de démontrer que c’est vous plutôt qui êtes coupables envers la Grèce et qui méritez les derniers châtiments. A vous entendre, c’est pour vous venger de nous que vous êtes devenus alliés des Athéniens et que vous avez reçu droit de cité chez eux. Mais, s’il en était ainsi, vous auriez dû les appeler contre nous seuls, au lieu de vous joindre à eux pour opprimer les autres. Supposé même qu’ils vous entraînassent malgré vous à leur suite, il ne tenait qu'à vous de réclamer cette alliance conclue avec les Lacédémoniens contre les Mèdes, qui est votre éternel refrain. Elle suffisait amplement pour vous mettre à l’abri de nos attaques et — chose essentielle — pour assurer la liberté de vos délibérations. Mais non, c’est de vôtre plein gré, sans aucune espèce de contrainte, que vous avez pris le parti des Athéniens. Vous ne pouviez, dites-vous, abandonner sans honte des bienfaiteurs. Il était bien plus honteux et plus injuste de trahir tous les Grecs, qui avaient reçu vos serments, que les seuls Athéniens, dès l'instant que ceux-ci travaillaient à l’asservissement , ceux-là à l’affranchissement de la Grèce. Vous ne leur avez pas témoigné une reconnaissance égale ni exempte de déshonneur ; car vous les avez appelés, dites-vous, pour vous garantir de l’oppression, et vous vous êtes joints à eux pour opprimer les autres. Or il y a moins de honte à ne pas s’acquitter d’une dette qu’à reconnaître par des actes injustes des services loyalement rendus.

«Vous avez bien fait voir que si, dans le temps, vous ne suivîtes pas le parti des Mèdes, ce ne fut point à cause des Grecs, mais parce que les Athéniens ne le suivaient pas, et

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parce qpe vous vouliez imiter les uns et faire le contraire des autres. Et vous prétendriez vous faire un titre d’une valeur déployée pour plaire à autrui ! cela n’est pas soutenable. Vous avez préféré les Athéniens ; vous devez donc partager avec eui toutes les chances de la lutte. N’alléguez pas l’alliance d'alors, comme si elle devait vous protéger aujourd’hui. Vous y avez renoncé, vous l’avez violée vous-mêmes en aidant à asservir les Êginètes et d’autres de vos confédérés, au lieu d’y mettre obstacle. Tout cela, vous ne l’avez pas fait contre votre volonté, ainsi que nous, mais bien sous l’empire des lois qui vous régissent encore et sans la moindre contrainte. La dernière sommation que nous vous avons faite avant l’investissement, de rester paisibles et neutres, vous l’avez repoussée. Qui donc mieux que vous mériterait Γexécration de tous les Grecs, vous qui ne faites montre de vertu que pour leur nuire? Le bien que vous avez fait jadis, votre conduite récente a prouvé qu’il ne vous appartenait pas, et l’étemel penchant de votre nature s’est révélé dans tout son jour. Quand les Athéniens ont marché dans la voie de l’injustice, vous les y avez suivis.

« Voilà ce que nous avions à dire sur notre médisme involontaire et sur votre libre attachement aux Athéniens.

« Quant à la dernière offense que vous prétendez avoir reçue, lorsque, selon vous, nous avons attaqué votre ville contre le droit, en pleine paix et dans un temps de fête, même à cet égard nous ne croyons pas être plus répréhensibles que vous. Si de nous-mêmes nous étions venus chez vous, dans l’intention de livrer bataille et de ravager hostilement votre pays, nous serions inexcusables ; mais s’il est vrai que plusieurs de vos citoyens, les premiers par la fortune et par la naissance, nous aient spontanément appelés pour vous retirer d’une alliance étrangère et vous rattacher à la confédération nationale des Béotiens, où est donc notre criipe? ceux qui donnent l’impulsion sont plus à blâmer que ceux qui la reçoivent. D’ailleurs, à nos yeux, il n'y a eu de tort ni de leur part ni de la nôtre. Citoyens comme vous, ayant même plus à perdre, ils nous ont ouvert les portes et nous ont introduits en amis, nullement en ennemis. Ils voulaient empêcher les mauvais citoyens de se pervertir davantage, et procurer aux honnêtes gens ce qu’ils avaient droit de prétendre. Ils voulaient corriger les esprits sans attenter aux personnes, vous rattacher à vos alliances naturelles sans vous ravir votre patrie, vous concilier l’amitié générale sans vous créer aucun ennemi.

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« La preuve de nos intentions pacifiques, c’est que, loin d’inquiéter personne, nous avons, par une proclamation, invité dès l’abord à se joindre à nous quiconque voulait se gouverner d’après les institutions nationales de la Béotie. Vous y avez adhéré de grand cœur; et, la convention faite, vous avez commencé par rester tranquilles. Plus tard, — j’admets que nous eussions eu tort d’entrer chez vous sans l’assentiment de la multitude, — au moins fallait-il nous imiter en nous engageant à nous retirer sans violence. Mais non ; vous n’avez pas plus tôt reconnu notre petit nombre, que vous nous avez assaillis en dépit de la convention. Ceux dont nous regrettons le plus la perte, ce ne sont pas tant les victimes du combat ; jusqu’à un certain point leur mort a été légitime ; mais ceux qui vous tendaient les mains, ceux à qui vous aviez fait quartier et promis la vie sauve, les avoir égorgés au mépris des plus saintes lois, n’est-ce pas là une atrocité? Quoi ! vous avez commis coup sur coup trois perfidies ,· rupture de la convention, massacré de sang-froid, violation de votre promesse d’épargner les prisonniers si nous respections vos campagnes, et vous venez dire que c’est nous qui sommes dans nos torts et que vous ne méritez aucunes représailles ! Il n’en sera rien, si du moins ces juges font leur devoir; mais vous recevrez le juste salaire de votre conduite.

« Nous sommes entrés dans ces détails, ô Lacédémoniens, afin de motiver à vos yeux la sentence que vous allez rendre, et de légitimer plus encore aux nôtres la vengeance qui nous anime. Ne vous laissez pas attendrir par l’énumération de leurs anciens services, si tant est qu’ils soient réels. Les bienfaits passés peuvent être un moyen de défense pour les victimes d’une injustice ; mais ils doivent attirer une double . animadversion sur les auteurs d’actes infâmes, parce que leur crime est un démenti donné à leurs mérites précédents. Que leurs doléances et leurs supplications ne leur soient d’aucun secours, non plus que leurs appels aux sépulcres de vos pères et à leur propre abandon. A notre tour, nous évoquerons notre jeunesse impitoyablement massacrée, elle dont les pères sont morts à Goronée pour entraîner dans votre parti la Béotie, ou, vieux et délaissés dans leurs demeures solitaires, vous supplient bien plus fortement de les venger. La pitié n’est due qu’à l’infortune imméritée ; une souffrance aussi juste que la leur doit être au contraire un sujet de joie.

«Pour ce qui est de leur isolement actuel, ils ne doivent

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l’imputer qu’à eux-mêmes. Ils ont sciemment repoussé les meilleurs alliés, foulé aux pieds les plus saintes lois par un esprit de haine plutôt que de justice. Même aujourd’hui la satisfaction qu’ils nous auront donnée ne sera pas équivalente à leur crime ; elle sera fixée par la loi, car ce n’est point, comme ils le disent, à la suite d’un combat et les mains étendues qu’ils se sont livrés, mais en vertu d’une convention formelle et en se soumettant à un jugement.

« Lacédémoniens, prêtez main forte à la loi des Grecs, qu'ils ont violée ; et, comme nous avons souffert de cette violation, récompensez le zèle dont nous avons fait preuve. Qu’il ne soit pas dit que nous avons été supplantés dans votre amitié par la séduction de leurs discours. Montrez aux Grecs par un grand exemple qu’à vos yeux le langage ne prévaudra jamais sur les actes : louables, une courte mention leur suffit; coupables, jl leur faut de belles phrases pour voile. Mais si des chefs, comme vous aujourd’hui, savent établir contre les coupables des jugements expéditifs, on cherchera moins à pallier des actions criminelles par des discours pompeux. »

Ainsi parlèrent les Thébains. Les juges lacédémo-niens décidèrent qu’on s’en tiendrait à la question de savoir si, dans le cours de la guerre, les Platéens leur avaient rendu quelque service. A leur avis, pour se conformer à l’ancien traité conclu par Pausanias après la défaite des Mèdes, ils auraient dû rester en repos avant la guerre, et plus tard accepter la proposition de demeurer neutres aux termes du même traite; ce à quoi ils n’avaient pas voulu consentir. Ils pensaient que les Platéens, en repoussant leurs justes exigences, s'étaient mis en dehors des traités et s’étaient attiré leur infortune. Es les firent donc comparaître l’un après l’autre et leur demandèrent si, dans le cours de la guerre actuelle, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Sur leur réponse négative, on les emmenait à la mort. Il n’y en eut aucun d'excepté. On égorgea de la sorte non moins de deux cents Platéens, outre vingt-cinq Athéniens qui avaient soutenu le siège avec eux. Les femmes furent réduites en esclavage.

Quant à la ville, les Thébains la donnèreüt à habiter pour une année à des Mégariens exilés pour cause de sédition [*](C’étaient des membres du parti aristocratique, exilés par la faction contraire et réfugié^ à Pagæ. Voyez liv. IV, ch. lxvi. ) et à ceux des Platéens qui s’étaient déclarés pour eux et n’avaient pas été enveloppés dans la ruine de leur patrie. Plus tard ils rasèrent complètement Platée. Avec les matériaux, ils construisirent près du temple de Junon un hospice de deux cents

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pieds en long et en large, avec deux étages de logements[*](Maison de refuge, sorte de kan destiné à héberger les voyageurs. Sur cette manière de sanctifier les spoliations publiques, voyez liv. II, ch. xxvii, note 1. ). Ils employèrent à cette construction la charpente et les portes des maisons de Platée. Les ustensiles d'airain et de fer trouvés dans la ville servirent à faire des lits consacrés à Junon. Un temple de marbre, large de cent pieds, fut aussi élevé en l’honneur de cette déesse. Les terres furent confisquées et affermées pour dix ans au profit des Thébains.

Le motif principal, pour ne pas dire Tunique, du peu de sympathie que les Lacédémoniens témoignèrent pour Platée, fut le désir de complaire aux Thébains, dont ils croyaient avoir besoin pour la guerre commencée récemment.

Ainsi périt Platée, quatre-vingt-treize ans après qu’elle était entrée dans l'alliance d’Athènes [*](On doit conclure de là que l’alliance de Platée et d’Athènes (Hérodote, VI, cvm) eut lieu en 519 av. J. C. Les Platéens échappés à la catastrophe furent transplantés par les Athéniens à Scione (IV, cxx). Après la paix d’Aiitalfcidas (387 ans av. J. C.), Platée fut rebâtie, puis détruite de nouveau, en 374, par les Thébains. Elle sortit encore une fois de ses ruines. Plus tard, sous Alexandre le Grand, les Platéens se vengèrent de Thèbes en concourant activemênt à sa prise et en obtenant du roi de Macédoine l’arrêt de sa complète destruction. ).

Cependant les quarante vaisseaux péloponésiens qui avaient été au secours de Lesbos et qui, comme on Ta vu, avaient gagné le large pour se soustraire à la poursuite des Athéniens, essuyèrent dans les parages de la Crète un coup de vent qui les dispersa. Ils regagnaient isolément le Péloponèse, lorsqu’ils rencontrèrent à Cyllène treize trirèmes de Leucade et d’Àmbracie, commandées par Brasidas fils de Tsllis, placé comme conseil auprès d’Alcidas. Les Lacédémoniens, voyant leur expédition de Lesbos manquée, voulaient augmenter leur flotte et cingler vers Corcyre, alors en proie aux dissensions. Pour cet effet, il fallait profiter de ce que les Athéniens n’avaient que douze vaisseaux à Naupacte, et ne pas attendre qu'il leur vînt des renforts. Brasidas et Alcidas se préparèrent donc à cette entreprise.

Les troubles de Corcyre avaient pris naissance au retour des citoyens faits prisonniers dans les batailles navales d’Épidamne[*](Voyez livre I, ch. xlvh. ). Les Corinthiens les avaient relâchés, soi-disant sous une caution de huit cents talents fournie par leurs pro-xènes[*](Ces prisonniers étaient au nombre de deux cent cinquante (I, lv). La somme de huit cents talents paraît exorbitante. La rançon offerte pour les prisonniers athéniens en Sicile est d’un talent par tête (VII, lxxxiii). Cependant, comme d ne s’agit ici que d’une caution nominale, il se peut que les Corinthiens l’eussent exagérée à dessein, pour mieux dissimuler leur intention véritable. ), mais en réalité parce que ces prisonniers promettaient de leur soumettre Corcyre. Ils se mirent donc à l’oeuvre; et, par leurs démarches individuelles, ils cherchèrent à soulever la ville contre les Athéniens.

Sur ces entrefaites, il arriva deux vaisseaux, l’un d’Athènes, l’autre de Corinthe, qui amenaient des députés. On tint une assemblée, où il fut décidé que les Corcyréens, sans rompre avec Athènes, renoueraient leurs anciennes relations avec les Péloponésiens. Il y avait alors à Corcyre un certain Pithias, proxène volontaire des Athéniens[*](Apparemment il remplissait les fonctions delà proxénie par bonne volonté et sans caractère officieL Sur les proxènes, voyez livre II, ch. xxix, note 1. ) et chef du parti démocratique. Les hommes dont nous venons de parler le citèrent en

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justice, comme asservissant Corcyre aux Athéniens. Il fut absous ; et, à son tour, il attaqua les cinq plus riches de ses adversaires, les accusant de couper des échalas dans les bocages de Jupiter et d’Alcinoüs[*](Ancien héros national de Corcyre, et qui, dans l'Odyssée, est Toi des Phéaciens. Suivant l’usage, son tombeau avait été converti en sanctuaire et entouré d’un bocage sacré. Il était sévèrement interdit de toucher aux fruits et aux arbres de ces sortes d’enceintes. ). L’amende était d'un statère par échalas[*](Vu la grandeur de la somme, il est probable qu’il s’agit du sta-tère d’or, valant vingt drachmes ou dix-huit francs. 11 y avait aussi des statères d’argent, valant quatre drachmes nu trois francs soixante centimes. ). Condamnés et hors d’état de payer cette somme exorbitante, ils allèrent s'asseoir en suppliants dans les temples, afin qu'on leur fixât plusieurs termes pour le payement. Mais Pithias, qui se trouvait alors membre du conseil, obtint qu’on appliquât la loi à la rigueur. Poussés à bout, et informés que Pithias voulait profiter du temps où il était encore en charge pour engager le peuple à faire avec les Athéniens une alliance offensive et défensive, ils formèrent un complot; et, s’armant de poignards, ils firent irruption dans la salle du conseil. Ils tuèrent Pithias, ainsi qu’une soixantaine d’autres conseillers ou de simples particuliers. Quelques rares partisans de Pithias se réfugièrent sur la trirème athénienne qui était encore dans le port.

Là-dessus les conjurés convoquèrent les Corcyréens et dirent que tout était pour le mieux ; que c’était l'unique moyen d’échapper au joug d’Athènes; qu’à l’avenir il fallait rester en paix, sans recevoir à la fois plus d’un vaisseau des deux nations belligérantes, et, s’il s’en présentait davantage, les traiter en ennemis. Cette déclaration faite, ils contraignirent le peuple de la ratifier. Des députés furent aussitôt envoyés à Athènes pour présenter la conduite des Corcyréens sous le jour le plus favorable et pour inviter les réfugiés à ne faire aucune démarche intempestive, s’ils ne voulaient pas exciter un soulèvement.

A l’arrivée de ces députés, les Athéniens les saisirent comme des factieux, ainsi que tous ceux qu'ils avaient gagnés, et les déposèrent à Ëgine[*](L’Ile d’Égine était alors peuplée d'une coloni? d’Athéniens. Voyez liv. II, ch. xxvii. ). Là-dessus une trirème corinthienne aborda à Corcyre, avec des députés lacédémoniens. Alors ceux qui étaient au pouvoir attaquèrent le parti populaire et furent vainqueurs dans un premier combat; mais, la nuit venue, le peuple se retira dans la citadelle et dans le haut de la ville, s’y réunit et s’y retrancha. Il occupa aussi le port Hyllaïque[*](Corcyre avait deux ports principaux : le port Hyllaîque (ainsi appelé de la rivière Hyllos qui s’y jette) et celui d’Alcinoüs, le premier au N., le second au S. de la presqu'île sur laquelle l’ancienne ville de Corcyre était bâtie. ). Ceux du parti opposé étaient maîtres de l’agora, où la plupart d’entre eux avaient leurs habitations, de même que du port qui l’avoisine et qui regarde le continent.

Le lendemain il y eut de légères escarmouches. Chacun des deux partis envoya dans les campagnes pour appeler les esclaves en leur promettant la liberté. La plupart se

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joignirent au peuple : le parti contraire reçut du continent un renfort de huit cents hommes.

Après un jour d’intervalle, eut lieu un nouvel engagement où le peuple fut vainqueur, grâce à l’avantage des positions et du nombre. Les femmes secondèrent bravement les combattants. £lles lançaient des tuiles du haut des toits et affrontaient le tumulte avec un courage au-dessus de leur sexe. Sur le soir, les aristocrates en déroute craignirent que le peuple ne se portât au chantier de la marine, ne l’enlevât d’emblée et ne les massacrât eux-mêmes. Pour fermer tout accès, ils mirent le feu aux maisons et aux logis[*](Maisons où habitaient plusieurs ménages. Les maisons ordinaires n’étaient habitées que par une seule famiiie. ) qui entouraient l’agora, sans épargner les leurs plus que les autres. Des richesses immenses, appartenant au commerce, furent consumées ; et, si le vent eût chassé les flammes du côté de la ville, elle eût été complètement détruite. Cet incident mit fin au combat. Les deux partis firent une trêve et passèrent la nuit sur le qui-vive. Le vaisseau de Corinthe, voyant le peuple victorieux, partit furtivement, et la plupart des auxiliaires repassèrent sans bruit sur la terre ferme.

Le jour suivant, le général athénien Nicostratos fils de Diitréphès arriva de Naupacte avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il ménagea un rapprochement entre les deux partis. Il fut convenu qu’on mettrait en accusation les dix principaux auteurs de l’émeute, — ceux-ci prirent la fuite aussitôt ; — que les autres citoyens feraient la paix entre eux et concluraient avec les Athéniens une alliance offensive et défensive. Après cette négociation, Nicostratos se disposait à reprendre la mer ; mais les chefs du peuple lui demandèrent de leur laisser cinq de ses vaisseaux, afin de tenir en respect leurs adversaires. Ils offraient d’équiper un pareil nombre de leurs propres navires, qui partiraient avec lui. Nicostratos y consentit. Alors ils firent choix de leurs ennemis pour composer les équipages. Ceux-ci, craignant d’être envoyés à Athènes, s’assirent en suppliants dans le temple des Dioscures. Nicostratos essaya de les relever et de les rassurer; mais ce fut en vain ; aussi le peuple saisit-il ce prétexte pour s’armer, comme si leur refus de s’embarquer cachait quelque intention perfide. Il enleva de leurs maisons les armes qui s’y trouvaient ; et, sans l’intervention de Nicostratos, il aurait massacré ceux d’entre eux qu’il rencontra dans la rue. Les autres, témoins de ce qui se passait, allèrent s’asseoir dans le temple de Junon [*](Principale divinité de Corcyre. Les suppliants espéraient être plus eül sûreté dans son temple que dans celui de Castor et de Pollux. L’Héréon ou temple de Junon était situé au bord de la mer. 11 y a plusieurs îlots devant l’ancien site de Corcyre. ). Ils n’étaient pas moins de quatre cents. Le peuple,

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qui redoutait quelque agitation, leur persuada de quitter cet asile, et les transféra dans l’île située en face du temple de Junon, où il leur fit passer des vivres.

Sur ces entrefaites, quatre ou cinq jours après la translation de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux péloponé-siens, rassemblés à Cyllène depuis leur retour d’Ionie, survinrent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient, comme précédemment, commandés par Alcidas, avec Brasidas pour conseiller. Ils jetèrent l’ancre aux Sybota [*](Voyez liv. I, ch. xlvii, note 1. ), port du continent, et au point du jour ils cinglèrent vers Corcyre.

L’alarme fut extrême. Effrayés à la fois de leur situation intérieure et de l’approche de cette flotte, les Cor-cyréens armèrent à la hâte soixante vaisseaux; et à mesure qu’ils étaient prêts, ils les envoyèrent contre l’ennemi. Les Athéniens leur conseillaient au contraire de les laisser sortir eux-mêmes les premiers et de venir ensuite les soutenir avec toutes leurs forces. Les vaisseaux corcyréens s’avançant isolément, il y en eut deux qui dès l’abord passèrent à l’ennemi; sur d’autres les équipages se battaient entre eux et le désordre était complet. Témoins de cette confusion, les Péloponésiens opposèrent vingt vaisseaux à ceux de Corcyre ; tout le reste de leur flotte se porta contre les douze bâtiments athéniens, parmi lesquels étaient la Salaminienne et la Paralienne[*](Voyez liv. III, ch. xxxnr, note 2. ).

Les Corcyréens, attaquant maladroitement et avec peu de vaisseaux à la fois, furent très-maltraités. Les Athéniens appréhendaient de se voir enveloppés et accablés par le nombre. Aussi ne se portèrent-ils point sur le gros ni sur le centre de la flotte ennemie; mais, se dirigeant sur l’une des ailes, ils coulèrent bas un vaisseau. Ensuite la flotte pélopo-nésienne s’étant rangée en cercle, ils se mirent à en faire le tour, en essayant d’y jeter le désordre. Ceux qui étaient opposés aux Corcyréens s’aperçurent de leur intention; et, craignant qu’il n’en fût comme à Naupacte [*](Voyez liv. II, ch. lxxxhi, lxxxiv. ), ils vinrent au secours des leurs. Ainsi toute la flotte réunie se porta contre les Athéniens. Dès lors ceux-ci commencèrent à reculer, mais sans tourner le dos, afin de donner aux Corcyréens le temps de se replier, tandis qu’eux-mêmes, s’éloignant avec beaucoup de lenteuT, continuaient de faire tête aux ennemis. Telle fut l’issue de ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

Toute la peur des Corcyréens était que l’ennemi ne profitât de sa victoire pour attaquer la ville, pour enlever de l’île les citoyens qu’on y avait déposés ou pour provoquer une

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réaction. Ils ramenèrent donc au temple de Junon les détenus de l’île et firent bonne garde dans leurs murs. Les Péloponésiens, quoique vainqueurs, n’osèrent pas attaquer la ville de Gorcyre ; ils regagnèrent leur station du continent, emmenant treize vaisseaux qu’ils avaient pris. Le lendemain, ils attaquèrent pas davantage la ville, bien que le trouble et l’alarme y fussent au comble, et que Brasidas insistât, dit-on, auprès d’Alcidas pour qu’il prît ce parti. Mais son avis n’ayant pas prévalu, les Péloponésiens se contentèrent de faire une descente sur la pointe Leucimme[*](Voyez liv. I, ch. xxx, note 1. ) et de ravager le pays.

Pendant ce temps, le peuple de Gorcyre, qui appréhendait une attaque maritime, entra en pourparlers avec les suppliants et leur parti, pour éviter une catastrophe. Il détermina quelques-uns d’entre eux à monter sur les trente vaisseaux, qu’on n’avait pas laissé d’équiper, dans l’attente de la flotte ennemie. Les Péloponésiens se retirèrent après avoir couru la campagne jusqu’au milieu du jour. Pendant la nuit, les signaux de Leucade leur annoncèrent l’approche de soixante vaisseaux athéniens. En effet, à la première nouvelle des troubles de Corcyre et du prochain départ de la flotte d’Alcidas, les Athéniens avaient expédié cette escadre, sous les ordres d’Eurymédon fils de Thouclès. Les Péloponésiens se hâtèrent donc de partir cette nuit même. Ils serrèrent la côte, firent passer leurs vaisseaux par-dessus l’isthme de Leucade[*](Leucade était primitivement une presqu’île, jointe au continent par un isthme de cinq cents pas. Les Leucadiens coupèrent cet isthme pour se mettre à l’abri des Acarnaniens ; mais, du temps de Thucydide, il était de nouveau ensablé. Plus tard, probablement à l’époque romaine, le canal fut rétabli, en sorte que Leucade est demeurée une île. — Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ), parce qu’ils craignaient d’être découverts en doublant le cap, et regagnèrent leurs foyers.