History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

La circonvallation consistait en une double enceinte. L’une de ses faces regardait Platée, l’autre était tournée vers l’extérieur, pour s’opposer aux secours qui pouvaient venir d’Athènes. Entre les deux revers s’étendait un espace de seize pieds, distribué en logements pour l’armée de siège. Ces logements étaient contigus, de telle sorte que le tout ensemble présentait l’apparence d’un gros mur unique, crénelé des deux côtés. De dix en dix créneaux s’élevaient de grandes tours, d’une largeur égale à celle du mur et occupant tout l’intervalle compris entre les deux faces. On n’avait point réservé de chemin de ronde en dehors des tours [*](C’était une faute de la construction, puisque les assiégeants ne pouvaient, en cas d’alarme, se porter sur le mur que par les étroits passages des tours., et que les ennemis, en -s’emparant de ceux-ci, devenaient maîtres de la plate-forme. ) ; celles-ci communiquaient par des ouvertures pratiquées dans leur centre. La nuit, parles temps pluvieux, les sentinelles abandonnaient la garde des créneaux et se retiraient dans les tours, qui étaient couvertes

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et peu distantes Tune de l’autre. Telle était la circonvallation de Platée.

Quand tout fut prêt, les assiégés attendirent une nuit orageuset où la pluie, le vent et l’absence de lune favorisassent leur évasion. A leur tête marchaient les auteurs de l’entreprise. Ils franchirent premièrement le fossé qui les environnait[*](La circonvallation était bordée de deux fossés, l’un à l’extérieur, l’autre du côté de la ville (II, Lxxvm). La place elle-même de Platée ne parait pas avoir eu de fossé. ); puis ils atteignirent la circonvallation, sans être découverts par les sentinelles, qui ne pouvaient les apercevoir dans les ténèbres, ni les entendre à cause des mugissements du vent. D’ailleurs ils marchaient fort écartés les uns des autres, de peur que le choc de leurs armes ne les trahît. Ils étaient lestement équipés, et chaussés du pied gauche seulement, pour affermir leurs pas dans la glaise. Ils se dirigèrent vers une des courtines crénelées qui séparaient les tours et qu’ils savaient n’être pas gardées. D’abordceux qui portaient les échelles les dressèrent contre la muraille ; ensuite montèrent douze hommes armés à la légère, avec l’épée et la cuirasse, conduits par Amméas fils de Corébos, qui escalada le premier. Après lui montèrent ses douze compagnons, six vers chacune des deux tours. Ils étaient suivis par d’autres soldats armés à la légère et munis simplement de lances,% afin de ne pas être gênés dans leur marche. D’autres, placés derrière eux, portaient leurs boucliers, qu’ils devaient leur passer lorsqu’on serait près de l’ennemi.

La plupart étaient déjà parvenus sur la muraille, lorsqu’ils furent découverts par les sentinelles retirées dans les tours. Un Platéen, en saisissant un créneau, avait détaché une brique. Au bruit de la chute, un cri s’élève; en un clin d’œil les assiégeants se précipitent sur le mur, sans savoir, dans cette nuit sombre et orageuse, d’où provenait l’alarme. En même temps, les Pla-téens demeurés dans la ville font une fausse attaque contre la partie du mur opposée à celle par où leurs gens montaient. Les Péloponésiens déconcertés restent immobiles, nul n’osant quitter son poste dans l’ignorance de ce qui se passait. Cependant les trois cents hommes qui avaient ordre d’accourir en cas d’alerte, s’avancent en dehors du mur vers l’endroit d’où partent les cris. Des signaux sont élevés pour donner l’éveil à Thèbes ; mais les Platéens de la ville élèvent sur leurs murailles un grand nombre d’autres signaux préparés dans ce but. Ils voulaient donner le change à l’ennemi et prévenir son arrivée, jusqu’à ce que leurs gens eussent effectué leur sortie et gagné un lieu de sûreté.

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Pendant ce temps, les Platée ns exécutaient leur escalade. Les premiers arrivés au sommet s’emparèrent des deux tours en massacrant les sentinelles, et occupèrent les passages pour les intercepter à l'ennemi. Ensuite ils appliquèrent des échelles de la plate-forme contre les tours et y firent monter quelques-uns des leurs, afin d'écarter à coups de traits, d’en haut comme d’en bas, les adversaires qui s’approchaient. An même instant le reste des Platéens dresse à la fois beaucoup d’échelles, arrache les créneaux et franchit la plate-forme. A mesure qu’ils traversaient, ils s’arrêtaient sur le bord du fossé[*](Ici, comme dans la phrase suivante, il est question du fossé extérieur de la circonvallation. ), d’où ils lançaient des flèches et des javelots contre les ennemis 1 qui longeaient le mur pour s’opposer à leur passage. Quand tous eurent traversé, ceux qui étaient dans les tours descendirent les derniers, non sans peine, et gagnèrent le fossé. En ce moment les trois cents s’avançaient contre eux avec des torches. Mais les Platéens, qui se trouvaient dans Tobscurite, les discernaient mieux, et, du bord du fossé, les perçaient de flèches et de javelots, en visant aux endroits découverts[*](Le flanc droit, non protégé par le bouclier, ), tandis que l’ennemi, ébloui par la lueur des flambeaux, avait peine à les distinguer eux-mêmes au milieu des ténèbres. Ainsi tous les Platéens jusqu’au dernier parvinrent à franchir le fossé. Ce ne fut pas sans difficulté ni sans efforts ; car il s’y était formé une glace mince et sans consistance, comme il arrive par un vent d’est plutôt que de nord. La neige tombée pendant la nuit avait tellement rempli d’eau le fossé qu'ils en eurent jusqu’aux aisselles. Au reste, la violence de l’orage facilita leur évasion.

A partir du fossé, les Platéens en colonne serrée prirent le chemin de Thèbes, en laissant à main droite le monument du héros Andocratès [*](Ancien héros platéen, dont le sanctuaire était au pied du Cithéron, dans le voisinage du champ de bataille de Platée. Hérodoto, IX, xxvn; Plutarque, Aristide, il ). Ils pensaient bien qu’on ne les soupçonnerait pas de tenir la route qui menait chez leurs ennemis. Cependant ils voyaient les Péloponésiens les poursuivre avec des flambeaux sur le chemin qui conduit à Athènes par le Cithéron et les Dryoscéphales [*](Les Tètes de chêne. C’était le nom d’un des principaux passages du Cithéron, conduisant d’Hysies à Éleuthères. ). Durant six ou sept stades, les Platéens suivirent la route de Thèbes ; ensuite ils la quittèrent pour se jeter dans la montagne du côté d’Érythres et d’Hysies[*](Deux petites villes du pays de Platée, au pied septentrional du Cithéron. Hysies était à vingt-six stades de Platée, firythres À trente stades ). Une fois sur les hauteurs, ils gagnèrent Athènes, où ils arrivèrent au nombre de deux cent douze. Ils étaient partis plus nombreux ; mais quelques-uns étaient rentrés dans la ville avant l’escalade, et un archer avait été pris sur le bord du fossé extérieur. Après une poursuite mutile, les Péloponésiens reprirent leurs positions. Les Platéens restés dans la ville

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étaient dans une ignorance absolue ; et, sur le rapport de ceux qui avaient rebroussé chemin, ils croyaient que personne n’était échappé. Dès qu'il fit jour, ils envoyèrent un héraut pour renlèvement des morts ; mieux informés, ils se tinrent Iran-quilles. C’est ainsi que les Platéens s’évadèrent en traversant les lignes des ennemis.

Sur la fin du même hiver, le Lacédémonien Saléthos fut envoyé de Sparte à Mytilène sur une trirème. Il alla aborder à Pyrrha[*](Voyez liv. III, ch. xvm, note 1. ), d’où, continuant sa route par terre, il parvint à s’introduire dans Mytilène en franchissant par un ravin la circonvallation. Il apportait aux magistrats la double assurance d’une prochaine invasion en Attique et de renvoi de quarante vaisseaux à leur secours. Il ajoutait qu’il avait pris les devants pour le leur annoncer et pour s’occuper des autres dispositions. Les Mytiléniens reprirent courage et ne songèrent plus à traiter avec les Athéniens. Là-dessus l’hiver se termina, et avec lui la quatrième année de la guerre que Thucydide a racontée.

L’été suivant (a), les Péloponésiens expédièrent leurs quarante-deux vaisseaux à Mytilène, sous les ordres du na-varque Alcidas, tandis qu’eux-mêmes et leurs alliés envahissaient l’Attique. Ils voulaient que les Athéniens, doublement menacés, fussent moins en état d’attaquer la flotte qui cinglait vers Mytilène. L’invasion fut commandée par Cléoménès, oncle et tuteur de Pausanias fils de Plistoanax, qui était roi, mais encore enfant [*](Cléomènes exerçait.la tutelle parce que son frère, le roiPlistoanax, était alors en exil (II, χχι; V, xvi). Cléomènes et Plistoanax étaient fils de Pausanias., qui commandait à la bataille de Platée. Suivant l’usage des Grecs, le petit-fils portait le même nom que son aïeul. ). Ils détruisirent tout ce qui avait reverdi dans les cantons de l’Attique antérieurement ravagés et tout ce qu’avaient épargné les invasions précédentes. Celle-ci fut, après la seconde, la plus désastreuse pour les Athéniens ; car les ennemis, s’attendant de jour en jour à apprendre de Lesbos quelques grandes nouvelles de leur flotte qu’ils croyaient déjà arrivée, étendirent leurs ravages sur la majeure partie du pays. Comme leurs espérances ne se. réalisaient pas et que leurs provisions étaient épuisées, l’armée fut dissoute et chacun regagna ses foyers.

Cependant les vaisseaux péloponésiens n’arrivaient pas à Mytilène et les vivres commençaient à y manquer. Une circonstance particulière hâta la capitulation. Saléthos, qui lui-même ne comptait plus sur l’arrivée de la flcitte et qui voulait faire une sortie contre les Athéniens, donna des armes aux (a) Cinquième année de la guerre, 427 av. J. C.

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hommes du peuple, qui jusqu’alors en avaient été dépourvus[*](C’était une coutume générale dans les villes grecques. Les gens de la classe pauvre ne faisaient pas le service d’hoplites, comme n’ayant pas les moyens de s’armer. Ils servaient seulement en qualité de troupes légères ou de rameurs sur les vaisseaux. Ainsi la force militaire se trouvait concentrée dans la main des classes aisées, ce qui contribuait à éloigner les révolutions. ). Une fois armés, ils n’obéirent plus à leurs chefs ; mais, s’assemblant tumultueusement, ils exigèrent que les riches exposassent en public le blé qu’ils tenaient caché et le distribuassent à chacun ; ils menaçaient, dans le cas contraire, de traiter avec les Athéniens et de leur livrer la ville.

Les magistrats, sentant qu’il n’était plus possible de contenir le peuple et qu’ils avaient tout à craindre s’ils étaient exclus de la capitulation, traitèrent en commun avec Pachès et son armée. Il fut stipulé que les Mytiléniens s’en remettraient à la décision des Athéniens ; qu’ils recevraient l’armée dans leur ville; qu’enfin ils enverraient à Athènes des députés chargés de défendre leurs intérêts. Jusqu’à leur retour, Pachès s’engageait à ne mettre ni aux fers ni en esclavage ni à mort aucun Mytilénien. Tels furent les termes de la capitulation. Néanmoins ceux qui avaient entretenu le plus de relations avec Lacédémone, furent saisis de frayeur à l’entrée de l’armée ; et, ne se croyant pas en sûreté, ils allèrent s’asseoir au pied des autels. Pachès les releva sous promesse de ne leur faire aucun mal, et les mit en dépôt à Tenedos, jusqu’à ce que les Athéniens eussent statué sur leur sort.

Il détacha aussi quelques trirèmes contre Antissa, dont il se rendit maître, et prit toutes les mesures militaires qu’il jugea convenables.

Cependant les Péloponésiens montés sur les quarante vaisseaux, au lieu de faire diligence comme ils l’auraient dû, perdirent beaucoup de temps autour du Péloponèse et opérèrent leur traversée avec lenteur. Leur départ ne fut connu à Athènes que lorsqu’ils eurent touché à Délos. Ensuite ils atteignirent Icaros et Myconos [*](La situation géographique de ces deux îles, par rapport au Péloponèse, d’où la flotte était partie, eût exigé que Myconos fût nommée la première, comme étant à ΓΟ. d’Icaros. ), où ils reçurent le premier avis de la reddition de Mytilène. Voulant s’assurer du fait, ils allèrent descendre à Embatos sur la terre d’Ërythres, Où ils abordèrent sept jours après la prise de la ville. La nouvelle s’étatot confirmée, ils tinrent conseil sur le parti à prendre. Teutiaplos d’Élis prononça le discours suivant : j

« Alcidas et vous, généraux péloponésiens mes coflê-gues, mon avis est que nous cinglions sur Mytilène avant d’avoir été signalés. Les ennemis étant depuis peu maîtres de h ville, tout porte à croire que nous les trouverons faisant mauvaise garde, surtout du côté de la mer, où ils ne s’attendent pas à être attaqués et où nous sommes en forces. Il est même pro- I bable que leurs soldats sont dispersés négligemment dans les

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maisons, suivant l’usage des vainqueurs. Si donc nous les assaillons de nuit et à l’improviste, j’espère qu’avec le concours de ceux des habitants qui nous sont restés fidèles, nous aurons le dessus. Ne reculons pas devant le danger. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une surprise de guerre. Or le général qui, étant lui-même sur ses gardes, sait tenter de pareils oouds de vigueur, est ordinairement victorieux. »

Alcidas demeura sourd à ce langage. Alors quelques exilés ioniens, de même que les Lesbiens embarqués sur la flotte [*](Quelques aristocrates, partisans de Lacédémone, et notamment les députés qui avaient été envoyés dans cette ville, et qui revenaient alors sur ces vaisseaux. ), lui conseillèrent, à défaut de ce projet, d’occuper une des villes ioniennes ou Cymé d’Éolide, qui servirait de point d’appui pour insurger l’Ionie. A les entendre, il y avait espoir d’y réussir ; car personne n’avait vu de mauvais œil leur arrivée. Quoi de mieux que de tarir la source principale des revenus des Athéniens ou du moins de leur occasionner les frafis d’une croisière[*](De toutes les corrections qu’on a proposées pour cet obscur passage , la seule qui me paraisse acceptable est de lire αύτοΐς (au lieu de αυτούς) σφίσιν. Le premier des deux pronoms se rapporte aux Athéniens; le second (σφίσιν) à ceux qui parlent. La phrase entière présente une réticence ; après γίγνηται on doit sous-entendre ταύτα άριστά, c’est bien. )? Ce serait d’ailleurs le moyen d’attirer Pissouthnès dans l’alliance[*](Pissouthnès, fils (THystaspes et satrape de Sardes, avait déjà favorisé la défection de Samos. Voyez liv. I, ch. cxv. ). Mais Alcidas ne goûta pas davantage cette proposition. Du moment que Mytilène lui échappait, il n'eut rien de plus pressé que de regagner le Péloponèse.

Parti d’Embatos, il rangea la côte et prit terre à Myonnésos, place appartenant aux Téiens. Là il égorgea la plupart des prisonniers qu’il avait faits pendant la traversée [*](Trait de barbarie déjà reproché aux Lacédémoniens (Π, lxvii). Les Corcyréens tuent aussi leurs prisonniers de guerre (I, xxx), ainsi que les Platéens (II, v), mais par inimitié nationale, tandis que la cruauté d’Alcidas naissait du préjugé ψ faisait considérer aux Lacédémoniens tous les peuples navigateur' comme alliés actifs d’Athènes.) ; après quoi il alla mouiller à Ëphèse. Alors des Samiens d’Anéa[*](Voyez liv. III, ch. xix, note 3. ) vinrent lui représenter qu’il s’y prenait bien mal pour affranchir la Grèce, en mettant à mort des hommes qui n’avaient pas porté les armes contre lui, qui ne lui étaient pas hostiles, et que la nécessité seule retenait dans l’alliance d’Athènes. Une telle conduite, disaient-ils, n’était guère propre à lui concilier ses ennemis, mais bien plutôt à lui aliéner ses amis. Alcidas prêta l’oreille à cette remontrance et relâcha les prisonniers qu’il avait encore, et qui étaient de Chios et d’autres endroits. En effet, loin de fuir à la vue de ses vaisseaux, on s’en approchait au contraire, parce qu’on les croyait d’Athènes ; on n’imaginait pas que jamais une flptte péloponésienne pût aborder en Ionie tant que les Athéniens auraient l’empire de la mer.

Alcidas partit précipitamment d’Éphèse, d’où son retour eut l’air d’une véritable fuite. Pendant qu’il était encore dans les eaux de Claros[*](Endroit de l’Ionie situé près de Colophon, entre Myonnésos et Éphèse, avec un temple d’Apollon et un oracle. Il faut admettre, malgré le silence de l’auteur, qu’Alcidas avait relâché en cet endroit pendant sa navigation le long des côtes de l’Ionie. ), il avait été avisé par la Salaminienne et par la Paralienne [*](Deux vaisseaux de guerre athéniens, toujours armés et commissionnés pour le service public, par exemple pour le transport des dépêches et de l’argent, pour les voyages des ambassadeurs et autres missions officielles. Ces vaisseaux avaient des équipages d'élite, uniquement composés de citoyens. Voyez liv. III, ch. lxxvu; liv. VI. ch. liii et lxi; liv. VIII, ch. lxxiii et lxxiv. ), qui venaient d’Athènes. Craignant donc d’être poursuivi, il gagna le large, bien décidé à ne pas toucher ailleurs qu’au Péloponèse, à moins d’absolue nécessité.

Pachès et les Athéniens apprirent du pays d’Érythres l'apparition

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de la flotte péloponésienne. Cette nouvelle se confirma bientôt de toutes parts. L’Ionie étant dépourvue de places fortes[*](Les villes grecques d’Asie Mineure avaient été démantelées par les Perses à la suite de la révolte d’Histiée et d’Aristagoras (Hérodote, VI, xxxii). Plus tard, lorsque sur la fin de la guerre du Péio-ponèse elles se révoltèrent contre les Athéniens, leur premier soin fut de relever leurs murailles (VIII, xiv, lxxxiv). Auparavant les Athéniens ne leur eussent pas permis de le faire par crainte des défections. ), on craigqit grandement que les Péloponésiens ne pillassent, même sans avoir l’intention d’y séjourner, les villes qui se trouvaient sur leur passage. Enfin la Salaminienne et la Paralienne vinrent elles-mêmes annoncer qu’elles avaient vu les ennemis près de Claros. En conséquence Pachès leur donna aussitôt la chasse. Il poussa même jusqu’à l’île de Patmos; mais, désespérant de les atteindre, il rebroussa chemin ; et, dès l’instant qu’il ne les avait pas rencontrés en mer, il s’estima heureux qu’ils ne se fussent pas enfermés dans un camp, ce qui l’eût condamné à établir un corps d’observation et une croisière.

Pachès revint en serrant la côte et relâcha à Notion. Cette place servait de port aux Golophoniens. Un certain nombre d’entre eux s’y étaient retirés depuis que la ville haute avait été prise par Itamanès et par les Barbares, qu’une faction avait appelés [*](La ville de Colophon était située à quelque distance de la mer. Notion lui servait d’échelle. On ignore qui était cet Itamanès; peut-être était-ce un lieutenant du satrape de Sardes. ). Cet événement avait coïncidé avec la seconde invasion des Péloponésiens en Attique. Etablis à Notion, les réfugiés colopboniens avaient recommencé leurs querelles. Une partie d’entre eux avaient obtenu de Pissouthnès un renfort d’Arca-diens [*](Les satrapes perses avaient l’habitude de prendre à leur solde des bandes de Grecs mercenaires, principalement recrutés en Arcadie, et dont ils se servaient pour garder les forteresses de leurs provinces. ) et de Barbares, les avaient placés dans un quartier retranché ; et, de concert avec ceux de la ville haute qui tenaient pour les Mèdes, ils faisaient la loi dans Notion. Leurs ad ver-saires, forcés de s’expatrier, appelèrent Pachès. Celui-ci demanda une entrevue à Hippias, chef des Arcadiens qui occupaient le quartier retranché, sous promesse de l’y réinstaller sain et sauf, dans le cas où l’on ne parviendrait pas à s’entendre. Mais Hippias ne fut pas plus tôt sorti, que Pachès l’arrêta, sans toutefois le mettre aux fers ; puis il assaillit brusquement la citadelle, s’en empara par surprise, et fit main basse sur les Arcadiens et sur les Barbares qui s’y trouvaient. Après quoi, selon sa promesse, il y reconduisit Hippias; mais, aussitôt entré, il le fit saisir et percer de traits. Là-dessus Pachès rendit Notion aux Colophoni ens, à l'exclusion des partisans des Mèdes. Plus tard les Athéniens peuplèrent Notion par l’envoi d’one colonie, conformément à leurs propres lois[*](Non pas une colonie exclusivement composée d’Athéniens, mais dont les chefs étaient d’Athènes, et dont cette ville prenait la direction. ). Ils y réunirent tous les Golophoniens disséminés en différentes villes.

De retour à Mytilène, Pachès soumit Pyrrha et Éré-sos. Il prit le Lacédémonien Saléthos, caché dans la ville, et le fit partir pour Athènes en compagnie des Mytiléniens déposés à Ténédos et de tous ceux qu’il regardait comme auteurs de la

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défection. Il renvoya pareillement la majeure partie de ses troupes; et, demeurant avec le reste, il organisa à son gré Mytilène et tonte File de Lesbos.

A l'arrivée des Mytiléniens et de Saléthos, les Athéniens mirent immédiatement à mort ce dernier, malgré toutes les offres qu’il put leur faire, notamment d’éloigner de Platée les Péloponésiens, qui l’assiégeaient encore. Ils délibérèrent ensuite sur le sort des prisonniers. Dans un premier accès de colère, ils résolurent de faire périr, non-seulement ceux qui se trouvaient à Athènes, mais encore tous les Mytiléniens adultes, et de réduire en esclavage les femmes et les enfants. Ils ne leur pardonnaient pas de s’être portés à la révolte sans avoir, comme les autres, l’excuse de l’assujettissement[*](Les Lesbiens et les Chiotes étaient les seuls alliés d’Athènes qui fussent demeurés jusqu’alors indépendants, en se conformant aux conditions primitives du traité d’alliance, telles qu’elles avaient été stipulées du temps d’Aristide, c’est-à-dire en fournissant leur contribution de guerre et leur contingent de vaisseaux. ). Ce qui augmentait l'irritation, c'était que la flotte péloponésienne eût osé s’aventurer en Ionie an secours de Mytilène; on y voyait l’indice d’une rébellion ourdie de longue main. Une trirème fut dépêchée à Pachès pour lui,notifier le décret et pour lui prescrire de passer immédiatement les Mytiléniens au fil de l’épée. Mais, dès le lendemain, les Athéniens se prirent à considérer l’énormité d’une sentence qui frappait un peuple entier au lieu des seuls coupables. Instruits de ce changement, les députés mytiléniens et leurs amis d’Athènes obtinrent des magistrats qu’ils remissent l'affaire en délibération. Ils y réussirent sans peine, car la majorité des citoyens désirait revenir sur le vote précédent. L’assemblée se forma sur-le-champ. On y entendit plusieurs orateurs, entre autres Cléon fils de Cléénétos[*](Ce Cléon est le célèbre démagogue qui fut à la tête de la république pendant les sept années écoulées depuis la mort de Périclès jusqu’à la bataille d’Amphipolis (429-422 av. J. C.). ), le même qui, la veille, avait fait passer le décret de mort. A cette époque, Athènes n’avait pas de citoyen plus violent ni plus écouté du peuple. Il monta de nouveau à la tribune et prononça le discours suivant :

« Mainte fois j’ai reconnu qu’un État démocratique n’est pas fait pour commander à d’autres; mais rien ne le prouve mieux que votre revirement actuel au sujet des Mytiléniens. Accoutumés dans vos rapports journaliers à une confiance et une sécurité réciproques, vous avez les mêmes dispositions envers vos alliés; et, lorsque leurs discours ou la commisération vous out fait commettre quelque faute, vous ne songez pas que votre faiblesse entraîne pour vous un péril, sans vous attirer de leur part aucune reconnaissance. Vous oubliez que votre domination est une véritable tyrannie [*](Le mot de tyrannie est pris ici dans le sens grec de souveraineté absolue, de domination monarchique, sans impliquer l’idée de despotisme ou d’abus d’autorité. ), imposée à des hommes malintentionnés, qui n’obéissent qu’à contre-cœur, qui ne vous savent aucun gré des concessions, onéreuses pour vous, que vous leur

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faites ; mais qui se soumettent moins par déférence que par nécessité.

« Le pire à mes yeux serait qu’il n’y eût rien de stable dans nos résolutions, et que nous ne comprissions pas que mieux vaut pour un État avoir des lois imparfaites, mais immuables, que des lois excellentes, mais dépourvues de sanction ; que l’ignorance modeste est préférable à l’habileté vaniteuse ; et qu’en général les États sont mieux gouvernés par les médiocrités que par les intelligences d’élite. En effet les uns veulent se montrer plus sages que les lois et, dans les assemblées, faire toujours prévaloir leurs opinions personnelles, parce que c’est l’arène la plus favorable à leurs talents, — et voilà surtout ce qui perd les républiques; —tandis que les autres, se défiant de leurs propres lumières, ne croient pas en savoir plus que les lois. Ils sont, il est vrai, moins aptes à critiquer les discours d’un harangueur habile ; mais, jugeant avec plus de modestie que d’émulation, ils évitent mieux les écueils. C’est là ce que nous devons faire, nous autres orateurs, au lieu de nous engager dans une lutte d’éloquence ou de génie, et de vous donner des conseils contraires à nos propres convictions.

« Pour moi, je suis toujours le même. Je m’étonne qu’on ait remis en discussion l’affaire des Mytiléniens et provoqué des atermoiements qui sont tout en faveur des coupables. La colère de l’offensé contre l’offenseur va en s’amortissant; mais, quand la répression suit immédiatement l’outrage, la balance est égale et la vengeance complète.

« Je serais curieux de savoir qui osera me contredire et soutenir que les.crimes des Mytiléniens nous sont utiles, ou nos revers préjudiciables à nos alliés. Évidemment, à grand renfort de sophismes, il s’évertuera pour établir que ce qui a été voté ne l’a pas été; ou, séduit par l’appât du gain, il essayera, par un discours captieux, de vous faire prendre le change. Par malheur, dans ces sortes de luttes, c’est à d’autres que la ville décerne les prix; pour elle, elle ne se réserve que les dangers.

« La faute en est à vous, qui présidez mal aux débats ; à vous, qui vous posez en spectateurs des paroles et en auditeurs des actions. Vous jugez des éventualités futures d’après le dire des beaux parleurs. Pour les faits accomplis, vous en croyez moins vos yeux que vos oreilles, parce que vous êtes éblouis par le prestige de l’éloquence. Éternellement dupes de la nouveauté des discours, vous refusez de suivre une parole

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éprouvée. Esclaves de ce, qui est étrange, dédaigneux de ce qui est connu, vous aspirez tous au talent oratoire ; et, si vou§ ne pouvez y parvenir, vous prenez le contre-pied de ceux qui le possèdent, afin de n’ayoir pas l’air de vous mettre à la remorque d’une opinion, mais d’être les premiers à applaudir à une saillie. Prompts à courir au-devant des paroles, lents à prévoir les résultats ; cherchant je ne sais quel monde imaginaire, sans jamais vous inquiéter de la réalité ; en un mot, fascinés par le plaisir de Touïe, et plus semblables à des auditeurs de sophistes qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de l’État.

« Je m’efforce de vous détourner de ces travers, en vous montrant que les Mytiléniens vous ont fait le plus sanglant outrage que jamais ville ait commis. Quant à moi, si quelques cités se révoltent par impatience de votre joug ou par l’effet d’une pression étrangère, je suis presque tenté de leur pardonner/ Mais pour des gens qui habitent une île, une place fortifiée, que nos ennemis peuvent attaquer seulement du côté de la mer, où même ils ont assez de vaisseaux pour se défendre; qui d’ailleurs se gouvernent par leurs propres lois et qui étaient traités par vous avec une distinction sans exemple, je demande si une pareille conduite ne constitue pas un complot, une insurrection plutôt qu’une défection, — car la défection suppose une oppression violente, — enfin une connivence avec nos plus cruels ennemis pour les aider à nous détruire.

« Leur crime est bien plus grand que si, appuyés sur leurs propres forces, ils nous eussent fait une guerre déclarée. Rien ne leur a servi de leçon : ni le malheur des peuples qui, après s’être révoltés, sont retombés sous le joug ; ni la prospérité dont ils jouissaient, et qui aurait dû les retenir sur le bord de l’abîme. Pleins de confiance enl’avenir et d'un espoir au-dessus de leurs forces, quoique au-dessous de leurs prétentions, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice. Dès qu’ils se sont crus les plus forts, ils nous ont assaillis sans avoir reçu d’injures. Combien d’États ne voit-on pas, brusquement parvenus à une prospérité inespérée, en concevoir de l’arrogance? Au contraire un bonheur qui n’a rien d’imprévu est moins dangereux que celui qu’on n’attendait pas. Il est plus aisé de repousser la mauvaise fortune que de se maintenir dans la bonne.

« Il y a longtemps que nous aurions dû traiter les Mytiléniens

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comme les autres. C’eût été le moyen de les rendre moins orgueilleux; car il est naturel à l’homme de mépriser qui lé ménage et de respecter qui lui tient tête. Qu’ils reçoivent donc aujourd’hui la juste punition de leur conduite.

« Et n’allez pas absoudre la multitude pour vous en prendre aux aristocrates seuls. Ils sont tous également coupables. Ils n’avaient qu’à recourir à vous, et ils seraient maintenant réintégrés dans leurs droits; mais ils ont préféré s’exposer avec les aristocrates et seconder leur insurrection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment aux alliés qui se révoltent sous la pression des ennemis et à ceux dont la défection est spontanée, croyez-vous qu’il en soit un seul qui ne saisisse le plus léger prétexte pour s’insurger, quand il aura en perspective, s’il réussit, la liberté; s’il échoue, un sort supportable ? Nous au contraire, il nous faudra à chaque instant risquer nos biens et nos vies. Vainqueurs, nous ne trouverons qu’une ville ruinée, et nous perdrons à tout jamais les revenus qui alimentent nos forces ; vaincus, nous aurons de nouveaux ennemis ajoutés à ceux que nous avons déjà; et le temps qu’il eût fallu employer contre ceux-ci sera mis à combattre nos propres alliés.

« Il ne faut donc pas les bercer de l’espérance que, moyennant des discours ou de l’argent, ils obtiendront le pardon d’une faute imputable à la nature humaine. Ce n’est pas malgré eux qu’ils ont failli; c’est sciemment qu’ils ont cherché à nous nuire. Or les fautes involontaires sont les seules qui méritent le pardon.

» Quant à moi, je persiste à penser que vous ne devez pas revenir sur votre décision précédente, si vous voulez éviter les trois écueils les plus dangereux pour un empire, savoir la pitié, le charme des discours et l’indulgence. La pitié ne doit s’accorder qu’à charge de revanche, et nullement à ceux qui, insensibles aux ménagements, ne cesseront pas d’être nos ennemis mortels. Les orateurs dont les discours vous enchantent trouveront une arène dans d’autres occasions moins sérieuses que celle-ci, où la ville, pour un instant de plaisir, éprouvera un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seront payés de leur faconde à beaux deniers comptants. Enfin l’indulgence est due aux hommes qui vous sont et vous seront dévoués, mais non pas à ceux qui resteront toujours les mêmes, et qui n’en persévéreront pas moins dans leur hostilité, contre vous.

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« Je me résume en peu de mots. Si vous suivez mes conseils, vous agirez avec justice envers les Mytiléniens et avec utilité pour vous-mêmes. Dans le cas contraire, vous ne gagnerez point leur affection et vous aurez prononcé votre propre déchéance. En effet, si leur révolte a été légitime, votre empire ne saurait l’être; et si, tout îdjuste qu’il est, vous croyez à propos de le conserver, l'intérêt, sinon le droit, vous fait un devoir de les punir. Autrement il ne vous reste plus qu’à vous démettre et à faire acte d’héroïsme à.l’abri du danger[*](11 y a ici une ironie. Ce serait sans doute, poulies Athéniens, faire preuve de vertu que d’abdiquer volontairement l’empire qu’ils exercent sur leur alliés; mais Cléon, en parlant ainsi, n’ignore pas qu’ils sont fort éloignés d’une abnégation pareille ).

« Traitez-les donc comme ils vous eussent traités vous-mêmes. Echappés au danger, ne vous montrez pas moins sensibles à l’outrage que les provocateurs. Pensez à la manière dont ils n’auraient pas manqué d’en user envers vous, s’ils eussent 'remporté la victoire, surtout ayant eu les premiers torts. Lorsqu’on attaque saDs motif, on poursuit son adversaire à outrance, parce qu’il y aurait du danger à le laisser debout; car un ennemi gratuitement offensé est plus redoutable, s’il échappe, que celui envers qui les torts se balancent.

« Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. Reportez-vous par la pensée à l’instant où vous étiez menacés. Songez qu’alors rien ne vous eût coûté pour les réduire. Rendez-leur la pareille, sans vous laisser apitoyer sur leur sort actuel et sans oublier le danger naguère suspendu sur vos têtes. Punissez-les comme ils le méritent; et par leur exemple, faites voir clairement aux alliés que toute défection aura la mort pour salaire. Une fois qu’ils en seront convaincus, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre vos alliés.»