History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

L'été suivant [*](Quatrième année de la guerre, an 428 av. J.-C.), à l'époque de la maturité des blés, les Péloponésiens et leurs alliés, sous la conduite d’Archidamos, fils de Zeuxidamos et roi des Lacédémoniens, firent une expédition en Attique. Ils y campèrent et ravagèrent le pays. La cavalerie athénienne saisissait, comme d’ordinaire, toutes les occasions d'attaquer les emnemis. Elle empêchait leurs troupes légères de s’écarter du camp, et d'infester les environs de la ville. Les Péloponésiens restèrent en Attique aussi longtemps qu’ils eurent des vivres ; ensuite ils repartirent, et chacun regagna ses foyers.

L’invasion des Péloponésiens était à peine terminée, lorsque Lesbos, à l’exception de Méthymne, se souleva contre les Athéniens[*](On voit par ce qui suit cfue cette défection fut i’ou-vrage du parti aristocratique. ). Ce projet, déjà conçu avant la guerre, mais repoussé alors par les Lacédémoniens, dut se réaliser plus tôt que les Lesbiens n'auraient voulu. Leur intention, était, avant tout, d’obstruer l’entrée de leurs ports, d’élever des murailles, de construire des vaisseaux, enfin d’attendre l’arrivée de tout ce qui devait leur venir du Pont-Euxin, savoir des archers, des vivres et d’autres objets qu’ils avaient demandés. Mais l'entreprise fut dénoncée par les Ténédiens, leurs ennemis, par les Méthymniens et même par quelques citoyens de Mytilène, hommes de parti et proxènes des Athéniens. Ils firent savoir à Athènes qu’on forçait tous les habitants de Lesbos à se concentrer dans Mytilène, qu’on activait la défection, de concert avec les Lacédémoniens et les Béotiens, unis aux Lesbiens par l’identité de race [*](Ces deux peuples étaient de race éolienne. Lesbos considérait la Béotie comme sa métropole, parce que c’était de ce pays qu’était parti Penthilos fils d’Oreste, conducteuy de la colonie éolienne dont Lesbos fut le centre. Voyez Hérodote, liv. VII, ch. clxxvi. ) ; enfin que, si l’on n’y mettait ordre, Lesbos serait perdue sans retour.

Les Athéniens, écrasés par la peste et par la guerre, qui. naissante encore, était déjà dans toute sa force, regardaient comme une affaire grave d’avoir de plus sur les bras Lesbos, qui pôssédait une marine et une puissance encore intacte. D’abord ils refusèrent d’ajouter foi à ces accusations, par la seule raison qu’ils eussent voulu les trouver fausses. Mais une ambassade qu’ils envoyèrent aux Mytiléniens n’ayant pas obtenu iju’ils cessassent leurs préparatifs et la concentration des Lesbiens à Mytilène, ils conçurent des craintes et se décidèrent à

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prendre les devants. Une flotte de quarante voiles était prête à cingler contre le Péîoponèse, sous le commandement de Cléip-pidès fils de Dinias et de deux autres généraux. Elle eut ordre de se rendre immédiatement à Lesbos. On savait que les Myti-léniens en corps de nation devaient célébrer, hors de leur ville, une fête en l’honneur d’Apollon Maléen [*](Ainsi appelé parce que le temple de ce dieu était situé près du promontoire Maléa, pointe méridionale de l’île de Lesbos. ), et l’on pensait qu’avec un peu de promptitude il serait possible de les surprendre. Si ce projet réussissait, rien de mieux ; dans le cas contraire, on ordonnerait aux Mytiléniens de livrer leurs vaisseaux et de raser leurs murailles ; s’ils refusaient, on leur ferait la guerre. La flotte partit. Il se trouvait alors à Athènes dix trirèmes my-tiléniennes, venues comme auxiliaires en vertu de l'alliance. Les Athéniens les saisirent et mirent leurs équipages en état d’arrestation. Heureusement pour les Mytiléniens, un homme passa d’Athènes en Eubée, se rendit par terre à Gérestos [*](Port situé près du promontoire du même nom, à l’extrémité méridionale de l’Eubée, où était un temple de Neptune. ), y trouva un vaisseau marchand qui mettait à la voile, et, favorisé par le vent, parvint en trois jours d’Athènes à Mytilène [*](La distance entre ces deux villes est de cent quatre-vingt-douze milles nautiques de soixante au degré. ). Il annonça aux Mytiléniens l’attaque dont ils étaient menacés. En conséquence, ils s’abstinrent de sortir pour la fête, et prirent des mesures défensives en barricadant les travaux ébauchés des murs et des ports.

Les Athéniens arrivèrent peu de temps après. Leurs généraux, voyant l’état des choses, notifièrent aux Mytiléniens les ordres dont ils étaient porteurs; et, sur leur refus d’obéir, ils se disposèrent à la guerre. Ainsi pris au dépourvu et brusquement forcés de combattre , les Mytiléniens s'avancèrent sur leurs vaisseaux à quelque distance du port, dans le dessein d’engager la bataille ; mais ils furent mis en fuite par les Athéniens. Ils entrèrent donc en pourparlers avec les généraux pour obtenir, s’il se pouvait, à des conditions acceptables, l’éloignement de la flotte. Les généraux athéniens y consentirent, ne se croyant pas en mesure de faire la guerre à toute l’île de Lesbos. Un armistice fut conclu. Des députés mytiléniens, parmi lesquels se trouvait un des dénonciateurs que le repentir avait saisi, se rendirent à Athènes pour solliciter le rappel de la flotte, en s’engageant à rentrer dans le devoir. Mais, comme on se défiait du succès de cette démarche, on fitpartir en même temps pour Lacédémone une trirème portant d’autres députés. Ceux-ci échappèrent à la flotte athénienne qui mouillait à Maléa au nord de la ville[*](Il est évident qu’il n’est pas ici question du promontoire Maléa, pointe méridionale de l’ile de Lesbos. Si la leçon est exacte, il faut admettre qu’il y avait un autre endroit du même nom. situé au N. de Mytilène. Ce serait le seul passage où un tel endroit aurait été mentionné. Voyez ch. vi. ) ; et, après une traversée des plus pénibles, ils arrivèrent à Sparte, où ils réclamèrent des secours.

Les députés envoyés à Athènes revinrent sans avoir rien

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obtenu. Alors les Mytiléniens prirent les armes, de concert avec le reste de nie, excepté la ville de Méthymne. Celle-ci avait fourni des renforts aux Athéniens, de même qu’Imbros, Lemnos et un certain nombre d’autres alliés[*](Les deux îles d’Imbros et de Lemnos avaient été colonisées par les Athéniens cinq cents ans av. J. C. Leurs habitants étaient considérés comme citoyens d’Athènes. Voyez liv. VII, ch. lvd. ). Les Mytiléniens firent une sortie générale contre le camp des Athéniens, et engagèrent une action où ils n’eurent pas le désavantage. Ils n’osèrent cependant pas bivaquer sur le champ de bataille[*](Manière ordinaire de constater la victoire, en obligeant l’ennemi à demander une trêve pour enlever ses morts, et par là à s’avouer vaincu. Comparez liv. IV, ch. cxxxiv. ); mais ils rentrèrent dans leurs murs et ajournèrent toute espèce de mouvement offensif jusqu’à l’arrivée des secours qu’ils attendaient du Pélo-ponèse. Méléas de Lacédémone et Herméondas de Thèbes venaient d’aborder à Lesbos. Envoyés avant la défection, ils n’avaient pu devancer la flotte athénienne ; mais ils avaient réussi à pénétrer dans le port sur une trirème après le combat. Ils conseillèrent d’envoyer des députés sur une seconde trirème; ce qui fut fait.

Cependant les Athéniens, encouragés par l’inaction de l’ennemi, appelèrent à eux leurs alliés. Ceux-ci vinrent avec d’autant plus d’empressement qu’ils n’entrevoyaient pour Lesbos aucune chance favorable. Les Athéniens mouillèrent au sud de Mytilène, établirent des deux côtés de la ville un camp retranché et bloquèrent les ports [*](L’ancienne ville de Mytilène était dans une petite île, séparée de la grande île de Lesbos par un canal maintenant comblé. Cette petite île formait deux baies, l’une au S. et hors de la ville, l’autre au N., plus vaste et servant particulièrement de port. Cette dernière était protégée par un môle, qui existe encore aujourd’hui en grande partie. Ce sont là les deux ports de Mytilène. ). La mer se trouva ainsi fermée aux Mytiléniens ; en revanche ils demeurèrent maîtres de la terre (avec les autres Lesbiens qui étaient déjà venus à leur secours), hormis le rayon des camps athéniens. Maléaservait aux assiégeants d’ancrage et de marché [*](Ici encore il n’est pas possible de songer au promontoire Malée, situé à 70 stades de Mytilène, et par conséquent beaucoup trop éloigné pour un marché. Nouvelle raison pour admettre l’existence d’un second lieu du même nom et plus rapproché de la ville. Peut-être était-ce la dénomination du port septentrional. ). Telles furent les premières opérations du siège de Mytilène.

A la même époque de l’été, les Athéniens envoyèrent autour du Péloponèse trente vaisseaux commandés par Asopios fils de Phormion. Les Acarnaniens avaient demandé qu’on leur donnât un fils ou un parent de Phormion pour général[*](Il paraît qu’à cette époque Phormion était mort. On conçoit que sa campagne d’Acarnânie (II, lxviii), et surtout ses brillants combats maritimes (II, lxxxiii-xcii), eussent donné aux Acarna-niens une haute idée de ses talents militaires. ). Cette flotte côtoya le Péloponèse et ravagea le littoral de la Laconie. Ensuite Asopios renvoya la plupart de ses vaisseaux à Athènes, et n’en garda que douze avec lesquels il se rendit à Naupacte. Il fit lever en masse les Acarnaniens et marcha contre la ville d’OEniades [*](Sur la situation de cette ville, voyez liv. II, ch. en note 1. ). Lui-même remonta l’Achéloüs avec ses vaisseaux, tandis que l’armée de terre dévastait la campagne. Comme la ville résistait, Asopios licencia ses troupes de terre et fit voile pour Leucade. Il alla descendre à Néricos[*](Néricos ou Néricon, ville de l’Ile ou presqu’île de Leucade, quelquefois confondue avec Néfitos, îlot voisin d’Ithaque. ) ; mais, pendant sa retraite, il fut tué, avec une partie de son monde, par les gens du pays, joints à un détachement de la garnison[*](Les Corinthiens entretenaient des garnisons dans les villes de leur alliance situées sur les côtes, pour les préserver des déprédations. ). Les Athéniens remirent à la voile, après avoir fait avec les Leucadiens une trêve pour enlever leurs morts.

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Cependant les députés de Mytilène partis sur le premier vaisseau s’étaient rendus à Olympie, d’après l’invitation des Lacédémoniens, qui voulaient que tous les alliés les entendissent et délibérassent sur leur requête. C’était l’olympiade où Doriéus de Rhode fut vainqueur pour la seconde fois [*](Olympiade 88 (428 av. J. C.). Thucydide ne désigne les olympiades que par le nom de l’athlète vainqueur (comparez liv. V, ch. xlix). L’indication numérique ne se rencontre que dans les auteurs d’un âge plus récent. On doute qu’elle soit authentique dans l’histoire grecque de Xénophon. Selon Polybe (XII, xii), l’historien Timée, contemporain d’Alexandre le Grand, fut le premier qui établit la chronologie d’après l’ère des olympiades. Ce fut postérieurement encore, par exemple par Diodore de Sicile, qu’elle fut suivie avec régularité. ). Après la fête, on se réunit en conférence, et les Mytiléniens parlèrent ainsi :

« Lacédémoniens et alliés, le principe établi chez les Grecs nous est connu. Le peuple qui, pendant la guerre, se détache d’anciens alliés, est choyé par ceux qui ont intérêt à TaccueiUir ; mais il ne doit pas s’attendre à leur estime, parce qu’il passe pour traître envers ses précédents amis. Cette opinion serait fondée si, entre les transfuges et ceux dont ils se séparent, il y avait réciprocité de sentiments et d’affection, équilibre de ressources et de forces, enfin absence de tout motif valable de rupture ; mais, entre les Athéniens et nous, rien de pareil. Il n’est donc pas étrange que, ménagés par eux pendant la paix, nous les abandonnions pendant la guerre.

« Nous traiterons d’abord la question de justice et de probité, la première à considérer en fait d’alliance. Il ne peut exister d’amitié durable entre les individus ni d’union sincère entre les États sans une estime et une sympathie réciproques. Du désaccord des opinions naissent les divergences de conduite.

«Notre alliance avec les Athéniens date du jour où, vous retirant de la guerre médique, vous leur laissâtes le soin de la continuer. Toutefois nous entendions alors nous allier, non pas avec les Athéniens pour asservir la Grèce, mais avec les Grecs pour secouer le joug des Mèdes. Tant qu’ils commandèrent avec équité, nous les suivîmes avec zèle ; mais quand nous les vîmes faire trêve à la haine contre les Mèdes pour marcher à l’asservissement des alliés, nous commençâmes à concevoir des craintes.

« Les alliés, hors d’état de concerter leur défense à cause de la trop grande extension du droit de suffrage, furent successivement asservis, excepté nous et les habitants de Chios. Dès lors, n’ayant plus qu’une indépendance et une liberté nominales, nous accompagnâmes les Athéniens dans leurs expéditions. Mais, instruits par les exemples antérieurs, nous n’avions plus dans leur commandement la même confiance ; car il n’était pas vraisemblable qu’après avoir subjugué une partie des

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confédérés, ils ne fissedt pas subir le même sort aux autres, dès qu'ils en auraient les moyens.

« Si nous avions tous conservé l’indépendance, nous aurions été moins en butte à leurs entreprises. Mais, comme ils tenaient déjà sous le joug/ la majeure partie des alliés, et que nous étions les seuls avec lesquels ils marchaient encore de pair, il était naturel qu’au milieu de la soumission générale, ils vissent de mauvais œil notre égalité exceptionnelle, d’autant plus que leurs forees croissaient en proportion de notre isolement. Or une crainte réciproque est Tunique garant de toute alliance, parce que celui des deux associés qui pourrait avoir quelque velléité agressive est contenu par la pensée qu’il n’est pas le plus fort.

« Si jusqu’à ce jour ils nous ont laissé l’indépendance, c’était pour se ménager un argument spécieux, et parce qu’ils espéraient arriver plus aisément à leurs fins par la ruse que par la violence. Ils n’étaient pas fâchés de pouvoir dire, en nous montrant, que jamais des alliés leurs égaux ne les eussent aidés contre des peuples qu’ils n’auraient pas jugés coupables. En même temps ils poussaient les plus forts contre les plus faibles, afin d’avoir meilleur marché de ceux qui resteraient les derniers, lorsque autour d’eux tout serait soumis. Si au contraire ils eussent débuté par nous, quand les autres alliés possédaient encore leurs forces et avaient de plus un point d’appui, il leur eût été moins facile de nous réduire. D’ailleurs ils n’étaient pas sans inquiétude au sujet de notre marine ; ils craignaient qu’un jour elle ne se réunît à la vôtre ou à toute autre et ne devînt pour eux un danger.

« Pour nous maintenir, nous avons dû prodiguer toute sorte de flatterie à leur multitude et à ses chefs sans cesse renouvelés. Et cependant, à juger par l’exemple d’autrui, nous sentions que cela ne pouvait durer longtemps, si la guerre actuelle ne fût survenue.

« Était-ce donc une amitié ou une liberté solide que cet échange mutuel de procédés peu sincères? Ils nous ménageaient par crainte durant la guerre ; nous les ménagions à notre tour durant la paix ; et, tandis que chez les autres c’est Taffection qui est mère de la fidélité, entre nous c’était la peur. Nous étions retenus dans notre commune alliance moins par amitié que par crainte, et la rupture devait venir de celui des deux que la sécurité enhardirait.

« Il ne serait donc pas juste de nous blâmer pour avoir pris

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l’initiative, sans attendre qu’ils se fussent démasqués. Si nous eussions eu, comme eux, le pouvoir de préparer ou de différer l’attaque, notre conduite aurait dû se régler sur la leur ; mais, comme ils étaient toujours les maîtres de nous assaillir, nous devions l’être aussi de nous défendre.

« Telles ont été les raisons et les causes de notre défection. Elles prouvent clairement à qui veut les entendre que nous n’avons pas agi sans des motifs suffisants ; elles justifient nos défiances et nos mesures de sûreté. Du reste il y a longtemps que notre résolution était formée. La paix durait encore, lorsque nous envoyâmes auprès de vous pour traiter de notre défection ; mais nous fûmes arrêtés par votre refus. Aujourd’hui, sollicités par les Béotiens, nous avons répondu avec joie à leur appel. Nous avons cru devoir nous séparer à la fois et des Grecs [*](Dans ce passage, comme dans le second para graphe du chapitre x, le nom de Grecs s’applique, non pas à la totalité de la nation, mais seulement aux peuples qui se confédérèrent contre les Perses après les guerres médiques. Cette ligue fut appelée l’alliance des Grecs, quoiqu’elle ne comprît qu’une partie de la Grèce. C’est pour la même raison que les gardiens du trésor commun furent appelés Hellénolames, ou trésoriers des Grecs. ), pour ne pas coopérer plus longtemps à leur oppression par notre alliance avec Athènes, mais pour aider au contraire à leur affranchissement ; et des Athéniens, pour les prévenir et ne pas être anéantis par eux dans la suite.

« Il est vrai que notre défection s’est opérée brusquement et sans préparatifs : raison de plus pour nous recevoir dans votre alliance et nous envoyer un prompt secours. Par là vous ferez voir que vous savez protéger ceux qui le méritent, et en même temps causer du dommage à vos ennemis. Jamais l’occasion ne fut plus belle. Les Athéniens sont aux abois par suite de l’épidémie et des dépenses toujours croissantes. Leurs vaisseaux sont les uns occupés dans vos parages, les autres destinés à agir contre nous. Il n’est donc pas à croire qu’il leur en reste beaucoup de disponibles, si dès cet été vous faites une nouvelle invasion par mer et par terre. Dans ce cas, de deux choses l’une : ou ils ne pourront soutenir votre agression, ou ils évacueront votre pays et le nôtre.

« Au surplus, ne vous figurez pas que vous allez courir des dangers personnels en faveur d’une terre étrangère. Tel qui croit Lesbos fort éloignée, en recueillera un avantage prochain ; car ce n’est pas l’Attique, ainsi qu’on le pense, qui sera le théâtre de cette guerre, mais les pays d’où les Athéniens tirent leurs revenus. Or c’est de leurs alliés que proviennent leurs richesses ; elles s’augmenteront encore s’ils nous subjuguent ; car nul ne fera plus défection et nos tributs iront grossir ceux qu’ils perçoivent. Notre condition sera même plus triste que celle de leurs anciens sujets. Si, au contraire, vous nous secourez avec zèle, vous y gagnerez ce qui vous manque

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le plus, une marine puissante ; vous abattrez plus facilement les Athéniens en leur enlevant leurs alliés, car chacun passera plus hardiment de votre côté ; enfin vous échapperez au reproche qu’on vous fait de ne pas soutenir ceux qui secouent le joug. En apparaissant comme des libérateurs, vous vous assurerez une victoire définitive.

t Respectez donc les espérances que les Grecs ont placées en vous. Respectez ce Jupiter Olympien, dans le temple duquel nous sommes assis comme des suppliants. Secourez les Mytiléniens en les recevant dans votre alliance. N’abandonnez pas un peuple qui s’expose seul au danger, mais dont les succès et plus encore les revers rejailliront sur tous les Grecs, suivant que vous accueillerez ou rejetterez sa demande. Montrez-vous tels que la Grèce l’attend et que nos craintes le réclament. »

Ainsi parlèrent les Mytiléniens. Les Lacédémoniens et leurs alliés, après les avoir entendus, agréèrent leur proposition et admirent les Lesbiens dans leur alliance. Une invasion en Attique fut résolue. Les alliés présents furent invités à envoyer promptement à l’Isthme les deux tiers de leurs contingents. Les Lacédémoniens s’y rendirent les premiers et préparèrent des appareils pour traîner les vaisseaux par-dessus l’isthme [*](Manœuvre usitée chez les Grecs, et consistant à faire glisser sur des rouleaux, et à force de bras, les vaisseaux par-dessus une langue de terre. L’endroit où l’isthme de Corinthe est le plus étroit (δίολκος), n’a que six milles de largeur et n’offre que des collines peu élevées. La même opération est répétée liv. VIII, ch. vii, et pour l’isthme de Leucade, liv. III, ch. lxxxi et liv. IV, ch. vin. ), du golfe de Corinthe dans celui d’Athènes ; car ils avaient l’intention d’agir à la fois sur terre et sur mer. Iis mettaient beaucoup d’ardeur à ces travaux; mais les alliés, occupés de leurs récoltes et déjà,las de la guerre, ne se rassemblaient qu'avec lenteur.

Les Athéniens sentirent que ces préparatifs étaient inspirés par l’opinion qu’on avait de leur faiblesse. Aussi voulurent-ils prouver qu’on s’était mépris, et que, sans rappeler leur flotte de Lesbos, ils pouvaient aisément repousser celle dont les menaçait le Péloponèse. Ils armèrent donc cent vaisseaux, qu’ils montèrent eux-mêmes avec les métèques[*](Voyez liv. I, ch. cxliii, note 1. ) ; les chevaliers et les pentacosiomédimnes [*](Les Athéniens étaient divisés, sous le rapport du cens, en quant classes : 1° les pentacosiomédimnes, c’est-à-dire ceux qui avaient «a revenu d’au moins cinq cents boisseaux provenant de leurs propriétés; 2° les chevaliers, de trois cents; 3° les zeugites, de cent cinquante; 4° les thètes, qui ne possédaient pas de biens-fonds.— Les pentacosiomédimnes fournissaient les triérarques ; les chevaliers devaient recruter la cavalerie. ) furent seuls exemptés. Ils cinglèrent le long de l’Isthme, firent montre de leurs forces et opérèrent des descentes sur tous les points du Péloponèse où bon leur sembla. Les Lacédémoniens, déconcertés à cet aspect, se crurent trompés par les Lesbiens et jugèrent l’entreprise inexécutable. D’ailleurs ils ne voyaient point venir leurs alliés, et ils apprenaient que leur territoire était ravagé par les trente vaisseaux en croisière autour du Péloponèse [*](Voyez II, ch. lxvi et lxxx. ). Ils prirent donc le parti de se retirer. Plus tard ils équioèrent une flotte à destination

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de Lesbos, et demandèrent aux villes alliées de fournir quarante navires. Alcidas fut désigné comme navarque pour cette expédition. Les Athéniens montés sur les cent vaisseaux, voyant les Lacédémoniens effectuer leur retraite, en firent autant de leur côté.

Jamais, depuis le début de cette guerre, les Athéniens n’avaient eu à la fois en activité une flotte plus magnifique et plus nombreuse. Cent vaisseaux gardaient l’Attique, l’Eubée et Salamine; cent autres croisaient autour du Péloponèse, sans compter ceux qui étaient à Potidée ou ailleurs ; de sorte que, dans ce seul été, Athènes eut à flot deux cent cinquante navires. Les irais nécessités par leur entretien, de même que par le siège de Potidée, contribuèrent surtout à épuiser le trésor. Chacun des hoplites qui assiégeaient Potidée recevait, pour lui et son valet, deux drachmes par jour[*](Cette solde était supérieure à la .paye ordinaire, qui, pour un hoplite athénien, était de quatre oboles ou soixante centimes par jour. L’augmentation était motivée par la rigueur de l’hiver dans le climat de Thrace. Voyez liv. II, ch. lxx. ). Ils étaient trois mille dès l'origine, nombre qui fut maintenu pendant toute la durée du siège (!e renfort amené par Phormion était de seize cents hommes, mais ils repartirent avant la fin). Cette même solde était payée à tous les vaisseaux [*](C’est-à-dire la même que les hoplites, savoir une drachme par jour, le matelot n’ayant pas de valet. La paye ordinaire des matelots n’était que de trois oboles ou demi-drachmes (VIII, slxv); mais en certains cas elle était augmentée. Ainsi, dans l’expédition de Sicile, elle était d’une drachme par jour (VI, xxxi). ). Telle fut la grandeur de cet armement naval, cause première de rembarras des finances.

Pendant le temps que les Lacédémoniens passèrent à l’Isthme, les Mytiléniens et leurs alliés firent par terre une expédition contre Méthymne, dont ils comptaient s’emparer par trahison. Ils assaillirent la place ; mais, n’ayant pas trouvé les facilités qu’ils attendaient, ils se retirèrent par Antissa, Pyrrha et Érésos [*](Trois petites villes qui, avec Mytûène et Mé-thymne, complétaient la population de Lesbos. Antissa et Érésos étaient situées sur la côte occidentale de ille ; Pyrrha sur un golfe au S. ). Ils mirent ces villes en meilleur état de défense et regagnèrent promptement leurs foyers. Après leur retraite, les Méthymniens firent à leur tour une expédition contre Antissa; mais, dans une sortie, ils furent battus par les Antisséens et par leurs auxiliaires. Ils perdirent beaucoup de monde ; le reste se retira précipitamment.

Quand les Athéniens apprirent que les Mytiléniens étaient maîtres de la terre et que l’armée de siège était insuffisante pour les tenir bloqués, ils envoyèrent, dès les premiers jours de l’automne, mille de leurs hoplites, commandés par Pachès fils d’Épicouros. Ces soldats se rendirent à Mytilène en faisant eux-mêmes l’office de rameurs. Dès leur arrivée, ils investirent la ville d’un mur simple [*](Les assiégeants avaient peu à redouter du dehors, la majeure partie des Lesbiens étant concentrée à Mytilène. Une double circonvallation était donc superflue. ) et élevèrent des forts sur divers points des hauteurs. Mytilène se trouva ainsi étroitement cernée par terre et par mer. Là-dessus l’hiver commença.

Le besoin d’argent pour ce siège força les Athéniens à s’imposer alors pour la première fois une contribution de deux

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cents talents [*](Un million quatre-vingt mille francs. Les Athéniens ne payaient point d’impositions directes régulières. Lorsque les revenus ordinaires de l’État ne suffisaient pas, on décrétait une contribution extraordinaire (εισφορά) pour une somme déterminée. Cette levée d’argent était répartie par tribus, et payée proportionnellement au cens, par les citoyens des trois classes imposables, savoir: les pentacosiomédimnes, les chevaliers et les zeugites. ). Ils envoyèrent, pour lever le tribut chez les alliés, douze vaisseaux commandés par Lysiclès, lui cinquième. Ce général fit une tournée pour s’acquitter de sa mission ; mais, s'étant avancé en Carie à travers la plaine du Méandre, depuis Myonte jusqu’à la colline de Sandios[*](On suppose que cet endroit était voisin du Méandre. ), il fut assailli par les Cariens et les Anéites [*](Habitants de la petite ville d’Anéa, située sur le continent, en face de Samos, et l’asile ordinaire des mécontents Samiens. Voyez liv. III, ch. xxxn; liv. IV, ch. lxxv; liv. VIII, ch. xrx. ), et périt avec une grande partie de ses soldats.

Le même hiver, les Platéens, toujours assiégés par les Péloponésiens et par les Béotiens, pressés d’ailleurs par la famine et sans espoir de secours ni d’Athènes ni d’autre part, formèrent, de concert avec les Athéniens enfermés dans Platée, le projet de sortir tous ensemble en franchissant de force, s’il était possible, la muraille des ennemis. Ce plan fut conçu par le devin Théénétos fils de Tolmidas et par le général Eumolpidas fils de Daïmachos. Plus tard la moitié d’entre eux y renoncèrent, intimidés par la grandeur du danger. Deux cent vingt volontaires persistèrent seuls dans ce projet d'évasion, qu’ils exécutèrent de la manière suivante.

Ils firent des échelles de la hauteur du mur obsidional. La mesure en fut prise d’après le nombre des couches de briques çlacées dans la partie qui les regardait, et qu’on avait néglige de crépir. Plusieurs à la fois comptaient ces couches; si quelques-uns se trompaient, la plupart devaient rencontrer juste. D’ailleurs ils répétaient souvent l’opération, et la distance n’était pas si grande qu’on ne pût apercevoir distinctement la partie du mur qu’il s’agissait d’examiner. C’est ainsi qu’ils mesurèrent la hauteur des échelles, en la calculant d’après l’épaisseur d’une brique.