History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

CXXVII. Les Lacédémoniens invitèrent donc les Athéniens à rejeter loin d’eux cette souillure ; leur but, sans doute, était d’abord de venger la majesté des dieux ; mais ils savaient aussi que Périclès, fils de Xanthippe, tenait par sa mère à cette race sacrilège, et ils espé- raient , Périclès tombé, mener plus facilement à bien leurs affaires avec les Athéniens. Cependant ils comptaient moins encore le faire chasser, que soulever contre lui l’opinion publique, en laissant croire que par cette souillure il était en partie cause de la guerre. Car Périclès, l’homme le plus puissant de son temps, placé alors à la tête des affaires, était en toutes choses opposé aux Lacédémoniens, combattait leurs prétentions et excitait les Athéniens à la guerre[*](Les comiques athéniens ont attribué cette hostilité de Péricles contre les Lacédémoniens à mille motifs ridicules ; tantôt c’cst le désir de venger Aspasie, à qui les Mégariens ont volé deux servantes, tantôt le parti pris de tout brouiller pour ne pas rendre ses comptes. Il n’est pas difficile de trouver des raisons plus sérieuses. Périclès, en politique habile, avait compris qu’Athènes et Lacédémone ne pouvaient longtemps vivre en paix, et qu’il n’y aurait aucune sécurité pour Athènes tant que Sparte serait debout. Il a engagé la lutte au moment où Athènes était toute puissante ; et il eût vraisemblablement réussi, si sa mort, arrivée au début des hostilités, n’eût privé les Athéniens du seul homme qui sût dominer les orages populaires et allier à la science de la guerre et à une rare sagacité politique une fermeté inébranlable.).

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CXXVIII. Les Athéniens, à leur tour, invitèrent les Lacédémoniens à expier le sacrilége de Ténare. Les Lacédémoniens avaient jadis arraché du temple de Neptune, à Ténare, les Hilotes suppliants, et les avaient massacrés. C’est même à cette cause qu’ils attribuèrent eux-mêmes le grand tremblement de terre de Sparte.

Ils les invitèrent aussi à expier leur sacrilège contre Pallas Chalcioeque[*]( Pallas au temple d’airain.). Voici en quoi il consistait : lorsque Pausanias, rappelé de son commandement dans l’Hellespont et mis en jugement, eut été absous, les Spartiates ne lui confièrent plus aucune mission au dehors ; mais lui-même prit, de son chef et sans l’aveu des Lacédémoniens, une trirème d’Hermione et retourna dans l’Hellespont. Le prétexte était la guerre que les Grecs faisaient sur ce point ; mais son véritable but était de reprendre les intrigues qu’il avait nouées avec le roi, dans le dessein de mettre la Grèce sous sa domination. Voici, du reste, le premier service qu’il avait rendu au roi et le commencement de toute cette affaire : lorsqu’il prit Byzance[*](Voy. Thucyd. i, 94.), à son premier voyage après son retour de Cypre, il avait fait prisonniers dans cette

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place occupée par les Mèdes, plusieurs parents et alliés du roi. Il les renvoya à ce prince, à l’insu des autres alliés, et publia qu’ils s’étaient échappés de ses mains. Il avait conduit cette intrigue de concert avec Gorgylus d’Érétrie, à qui il avait confié le commandement de Byzance et la garde des prisonniers. Il avait même en- voyé à Xerxès, par ce Gorgylus, une lettre dont voici le contenu, divulgué plus tard : « Pausanias, général de Sparte, voulant t’être agréable, te renvoie ces prisonniers de guerre. J’ai l’intention, si tu y consens, d’épouser ta fille[*](Hérodote (v, 32) dit qu’il épousa la fille de Mégabatès, cousin de Darius, fils d’Hystaspe.), et de te soumettre Sparte et le reste de la Grèce. Je crois être en mesure d’exécuter ce dessein, en me concertant avec toi ; si donc quelqu’une de ces propositions t’agrée, envoie-moi vers la mer un homme sùr, par l’intermédiaire duquel nous nous entendrons à l’avenir. »

CXXIX. Tel était le contenu de la lettre. Xerxès en fut charmé et députa vers la mer Artabaze, fils de Pharnace. Il lui ordonna de prendre le commandement de la satrapie de Dascylion, en remplacement de Mégabatès qui en était alors investi. En même temps il lui remit une réponse écrite, pour Pausanias, avec mission de l’expédier à Byzance au plus vite, de montrer à Pausanias le sceau royal, et, dans le cas où il ferait quelques ouvertures sur ses propres affaires, d’agir pour le mieux et en sujet dévoué. A son arrivée, Artabaze exécuta les ordres qu’il avait reçus, et envoya la lettre. Cette réponse était ainsi conçue :

« Ainsi parle le roi Xerxès à Pausanias : pour ce qui

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est des hommes que tu as sauvés à Byzance, et que tu m’as renvoyés à la côte opposée, ma reconnaissance envers toi reste gravée dans ma maison1 et à jamais ineffaçable. Quant à tes propositions, je les agrée. Que ni le jour, ni la nuit, ne t’arrêtent et n’interrompent un instant l’exécution de les promesses ; que la dépense en or et en argent n’y soit pas un obstacle, ni le nombre des troupes, partout où leur appui te serait nécessaire. Je t’envoie Artabaze, homme sûr et fidèle ; traite en toute sécurité avec lui mes affaires et les tiennes, et fais ce qu’il y aura de mieux et de plus convenable pour tous deux. »

CXXX. Après la réception de cette lettre, Pausanias, qui déjà jouissait d’une grande considération chez les Grecs pour avoir commandé à Platée, conçut encore plus d’orgueil, et ne voulut plus s’en tenir aux moeurs de son pays : il sortait de Byzance en costume médique ; lorsqu’il traversait la Thrace, des Mèdes et des Égyptiens l’escortaient, armés de lances ; sa table était servie à la manière persique ; déjà il ne pouvait plus contenir sa pensée, et, dans de petites choses, il trahis- sait les grands desseins dont il méditait l’accomplissement. Il ne se laissait aborder que difficilement, et se montrait, avec tout le monde sans exception, d’une humeur si intraitable, que personne ne pouvait plus paraître devant lui. Ce ne fut pas là un des moindres motifs qui déterminèrent les alliés à passer aux Athéniens.

CXXXI. Ces procédés motivèrent son rappel, quand [*]( Les rois de Perse faisaient inscrire dans les fastes de leur règne les noms de ceux qui leur avaient rendu quelque service.)

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on les connut à Lacédémone. Lorsque les Lacédémoniens le virent ensuite reprendre la mer sans leur ordre, sur un vaisseau d’Hermione, et continuer les mêmes intrigues ; lorsqu’on sut qu’après avoir été expulsé de Byzance par les Athéniens il ne revenait pas à Sparte, mais s’était établi à Colone en Troade, d’où il traitait, disait-on, avec les barbares, on comprit que ce n’était pas à bonne intention qu’il prolongeait là son séjour, et on perdit patience. Les éphores lui envoyèrent un héraut, porteur d’une scytale[*](Voici, d’après le scoliaste de Thucydide et Suidas, quelques détails sur la scytale : c’était un bâton rond, allongé ; il y avait deux scytales absolument semblables : l’une d’elles était confiée au général en mission, l’autre restait entre les mains des éphores. Quand ils voulaient envoyer une dépêche secrète, ils roulaient une lanière blanche sur la scytale et écrivaient dans le sens de la longueur ; la lanière une fois déroulée, tous les caractères se trouvaient confondus, et le général seul, au moyen de la scytale semblable, pouvait rétablir la lettre.), avec ordre de ne pas quitter le héraut ; sinon, Sparte lui déclarerait la guerre. Pausanias, voulant écarter tout soupçon, et comptant d’ailleurs sur l’argent pour échapper à l’ac- cusation, revint une seconde fois à Sparte. Les éphores le firent d’abord jeter en prison ; car ils ont ce droit, même avec un roi ; mais Pausanias en sortit, grâce à ses intrigues, et s’offrit à rendre compte de sa conduite si quelqu’un voulait l’accuser.

CXXXII. Personne à Sparte, ni parmi ses ennemis, ni dans le reste des citoyens, n’avait aucun indice certain qui pût autoriser à frapper un homme du sang royal et, de plus, revêtu alors de la plus haute dignité : car Plistarque, fils de Léonidas, roi de Sparte, trop jeune encore, était sous la tutelle de Pausanias, son

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cousin. Cependant son éloignement pour les moeurs nationales et son affectation à imiter celles des barbares faisaient gravement soupçonner qu’il ne voulait pas se contenter de sa fortune présente. On passait en revue sa conduite antérieure, pour voir s’il ne s’était écarté en rien des lois établies ; on se rappelait qu’à l’époque où les Grecs avaient consacré à Delphes un trépied, sur les prémices du butin enlevé aux Mèdes, il avait osé s’approprier l’offrande, en y faisant graver ce distique :

Le général des Grecs, après avoir détruit l’armée des Mèdes, Pausanias, a consacré ce monument à Phébus.

Les Lacédémoniens avaient sur-le-champ effacé cette inscription, pour faire graver sur le trépied le nom des villes qui avaient consacré ce monument de leur commune victoire sur les barbares[*](Suivant le scoliaste de Thucydide, ce trépied fut plus tard placé par les Romains sur l’hippodrome de Byzance.). Néanmoins on faisait de cela un crime à Pausanias, et, dans la situation où il se trouvait, on y trouvait bien plus d’analogie encore avec ses desseins du moment. Le bruit courait aussi qu’il avait des intelligences avec les Hilotes ; et cela était vrai : il leur avait promis la liberté et le rang de citoyens s’ils voulaient se soulever avec lui et seconder en tout ses desseins. Cependant ni ces griefs, ni les déclarations de quelques Hilotes, n’avaient paru aux Lacédémoniens mériter assez de créance pour qu’on innovât rien à son égard, et qu’on se départit de l’usage établi chez eux de ne jamais se hâter de prononcer,

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sans preuves incontestables, une peine capitale contre un Spartiate. Enfin, dit-on, un homme d’Argila[*](Dans la Chalcidique.), autrefois mignon de Pausanias, et investi de toute sa con- fiance, ayant été chargé par lui de porter à Artabaze ses dernières lettres pour le roi, devint son dénonciateur. La pensée qu’aucun des messagers envoyés avant lui n’était revenu lui avait inspiré quelques craintes : il contrefit donc le cachet, afin de n’être pas découvert s’il s’était trompé dans ses conjectures, ou si Pausanias réclamait les lettres pour y faire quelque changement. Cela fait, il ouvrit les lettres et y trouva la confirmation de ses soupçons ; car elles contenaient l’ordre de lui donner la mort.

CXXXIII. Ces lettres, communiquées par lui aux éphores, fortifièrent leur conviction. Toutefois ils voulurent entendre personnellement quelque aveu de la bouche de Pausanias ; d’après leurs instructions, cet homme se rendit en suppliant à Ténare[*](Dans le temple de Neptune, regardé comme un asyle inviolable.), s’y construisit une cabane séparée en deux par une clôture, et fit cacher dans l’intérieur quelques-uns des éphores. Pausanias vint à lui et lui demanda ses motifs pour se constituer suppliant : alors les éphores entendirent distinctement et les reproches de cet homme à Pausanias sur ce qu’il avait écrit à son sujet, et les détails circonstanciés qu’il lui donnait sur tout le reste ; comment il ne l’avait jamais compromis dans ses messages auprès du roi ; comment Pausanias l’avait cependant choisi pour le dévouer à la mort, à l’égal du commun de ses serviteurs. Ils entendirent également

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Pausanias convenir de tout, l’engager à ne pas s’irriter de ce qui venait de se passer, l’assurer qu’il pouvait sans crainte sortir du temple sur sa parole, le presser enfin de partir sans délai et de ne pas entraver ses négociations.

CXXXIV. Après avoir tout entendu par eux-mêmes, Les éphores se retirèrent, et, désormais bien convaincus du crime, ils résolurent d’arrêter Pausanias dans la ville. On raconte qu’il allait être pris sur le chemin, mais que, voyant un des éphores s’avancer, il comprit à son air dans quel but il venait à lui ; sur un signe secret d’un autre éphore, qui l’avertit par bienveillance, il les prévint et courut se réfugier dans le temple de Pallas Chalcioeque. Ce temple était tout près ; il entra dans un petit réduit qui en dépendait, afin de ne point souffrir des intempéries de l’air, et s’y tint en repos. Les éphores, dans le premier moment, ne purent l’atteindre ; mais ensuite, l’ayant découvert dans ce réduit, ils enlevèrent le toit et les portes, l’y renfermèrent en murant les issues, et restèrent à l’assiéger par la faim. Lorsqu’ils s’aperçurent, à sa position dans le réduit, qu’il allait rendre le dernier soupir, ils le tirèrent du temple, respirant encore ; et il mourut aussitôt. On allait le jeter dans le Céada, où l’on précipite les criminels ; mais on se décida ensuite à l’ensevelir dans le voisinage. Plus tard, l’oracle de Delphes ordonna aux Lacédémoniens de transporter son tombeau au lieu où il était mort. (On le voit encore aujourd’hui sous les portiques en avant du temple, ainsi que l’indique une inscription gravée sur des colonnes.) L’oracle déclara aussi qu’il y avait sacrilège, et qu’ils eussent à donner à Pallas Chalcioeque deux corps au lieu d’un : les

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Lacédémoniens firent faire deux statues d’airain et les consacrèrent, comme expiation de la mort de Pausanias.

CXXXV. Les Athéniens, se fondant sur la déclaration de sacrilége faite par le dieu, insistèrent de leur côté pour une expiation. Les Lacédémoniens envoyèrent des députés à Athènes accuser Thémistocle, comme coupable de médisme[*](Plutarque et Diodore admettent que Thémistocle connaissait en effet la trahison de Pausanias, mais avait refusé de s’y associer. Diodore ajoute que le but des Lacédémoniens, en accusant Thémistocle, était d’associer les Athéniens à la honte de cette trahison.), à l’égal de Pausanias. Ils avaient trouvé, disaient-ils, dans les pièces du procès de Pausanias, la preuve de sa culpabilité, et demandaient qu’il subît la même peine. Thémistocle, alors frappé d’ostracisme, vivait à Argos, et faisait des excursions dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens, cédant à ces réclamations, acceptèrent l’offre des Lacédémoniens de poursuivre Thémistocle de concert avec eux, et leur adjoignirent des commissaires, avec ordre de l’amener, quelque part qu’ils le trouvassent.

CXXXVI. Thémistocle, prévenu à temps, s’enfuit du Péloponnèse et se retira chez les Corcyréens qu’il avait obligés[*](Suivant le scoliaste, Thémistocle s’était opposé à ce qu’on chàtiât les cités qui n’avaient point pris part à la lutte contre les Perses ; de ce nombre étaient les Corcyréens.). Mais ceux-ci lui ayant observé qu’ils craignaient, en le gardant, de s’attirer l’inimitié des Péloponnésiens et des Athéniens, il se fit transporter par eux sur le continent en face de Corcyre. Toujours poursuivi par les commissaires envoyés sur ses traces, traqué par eux partout où il cherchait asile, il fut contraint, dans un moment de détresse, de se retirer chez

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Admète[*](Suivant Diodore, il aurait passé directement d’Argos chez Admète, et de là en Asie.), roi des Molosses, qui ne l’aimait pas. Admète se trouvait alors absent. Il s’établit en suppliant auprès de sa femme, et, sur ses conseils, il s’assit au foyer, tenant leur enfant dans ses bras. Le roi étant rentré peu après, il se fit connaître et lui représenta que, bien que lui-même eût été contraire à ses sollicitations auprès des Athéniens, il serait indigne d’Admète de se venger sur un exilé· ; que celui dont il avait eu à se plaindre était maintenant beaucoup plus faible que lui, et qu’il était généreux de ne se venger que de son égal ; que d’ailleurs s’il s’était montré opposé au roi, c’était dans une circonstance où il ne s’agissait que d’intérêts et non de la vie ; tandis qu’Admète, en le livrant (il lui fit connaître alors par qui il était poursuivi et pour quel motif), lui arrachait l’existence. Admète, à ces mots, fit relever Thémistocle qui était resté assis, tenant le fils du roi dans ses bras : c’était la forme de supplication la plus solennelle.

CXXXVII. Lorsque les Lacédémoniens et les Athéniens arrivèrent, peu de temps après, il refusa de le livrer, malgré leurs pressantes sollicitations[*](Et même malgré leurs menaces. (Voy. Diodore, xii, 56.)) ; et, sur le désir qu’exprima Thémistocle de se rendre auprès du roi de Perse, il le fit conduire par terre jusqu’à Pydna, ville d’Alexandre[*](Alexandre Philellène.), sur l’autre mer[*](Sur le golfe Thermaique, tandis que les États d’Admète étaient situés sur le golfe Pagasétique.). Il y trouva un bâtiment qui faisait voile pour l’Ionie, s’y embarqua et fut poussé par la tempête devant le camp des Athéniens

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qui assiégeaient Naxos. L’équipage ne le connaissait pas ; mais la crainte l’obligea à dire au commandant qui il était et les motifs de sa fuite. Il lui déclara que, s’il ne le sauvait pas, il le considérerait comme un traitre gagné à prix d’argent pour le livrer ; que le plus sûr était de ne laisser personne sortir du vaisseau, jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer ; qu’enfin, s’il consentait à lui rendre ce service, il n’oublierait pas de le reconnaître dignement. Le commandant accéda à sa demande ; il mouilla à distance, pendant un jour et une nuit, au-dessus du camp des Athéniens, et alla aborder à Éphèse. Thémistocle reconnut ce service par un présent en argent ; car ses amis lui envoyèrent par la suite, d’Athènes et d’Argos, les richesses qu’il y avait secrètement déposées. De là il s’avança vers l’intérieur, guidé parmi Perse de la côte, et envoya une lettre à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône[*](471 av. J.-C.). En voici le contenu : « Je suis Thémistocle ; je me rends près de toi ; j’ai fait à votre maison plus de mal qu’aucun des Grecs, tout le temps que j’ai été dans la nécessité de me défendre contre les attaques de ton père ; mais je lui ai fait beaucoup plus de bien encore dans sa retraite, lorsqu’il y avait sécurité pour moi et danger pour lui. J’ai donc droit à quelque reconnaissance. (Il rappelait ici qu’il avait prévenu Xerxès que les Grecs se préparaient à quitter Salamine[*](Thémistocle avait fait prévenir Xerxès par un esclave que les Grecs se préparaient à fuir et qu'il eût à les attaquer sur-lechamp dans des conditions où la victoire serait facile pour lui. C’était un stratagème.) ; et que c’était lui qui, en faisant répandre faussement la nouvelle de la rupture des ponts, l’avait
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alors empêchée). Maintenant encore je puis, on venant à toi, te rendre de grands services, moi qui suis poursuivi par les Grecs pour l’amitié que je te porte. Je veux, dans un an, t’expliquer moi-même pourquoi je me rends auprès de toi. »

CXXXVIII. Le roi admira, dit-on, sa résolution, et l’engagea à y donner suite. Thémistocle, dans l’intervalle, apprit tout ce qu’il put de la langue des Perses et des usages du pays. Au bout d’un an, il se présenta devant le roi et reçut de lui plus d’honneurs et de puissance que n’en avait jamais obtenu aucun des Grecs[*](Plutarque et Diodore s’étendent longuement sur les honneurs qui lui furent accordés à la cour de Perse.). Il dut cette distinction à son illustration antérieure, à l’espérance qu’il faisait concevoir au roi de lui soumettre la Grèce, et surtout à la perspicacité dont il donna des preuves.

En effet, on remarquait chez Thémistocle une intelligence naturelle aussi sûre que puissante ; et, à cet égard, il méritait tout particulièrement l’admiration qu’inspire un homme supérieur. Une pénétration innée, que l’étude n’avait pas eu besoin de former, à laquelle l’étude n’avait rien ajouté, lui permettait de juger sai- nement, presque sans réflexion, les faits les plus imprévus, au moment même où ils se présentaient ; quant à l’avenir, il était rare que ses conjectures fussent démenties. Il avait une égale sûreté de coup d’oeil et pour traiter les questions dont il avait l’habitude, et pour saisir celles dont il n’avait point l’expérience. Pardessus tout il savait démêler à l’avance, au milieu des événements, ce qui était avantageux ou nuisible. En

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un mot, il excellait, grâce à la vigueur de son intel- ligence, à improviser presque sans travail tout ce qu’exigeaient les besoins du moment. Une maladie termina sa vie. On a aussi prétendu qu’il s’empoisonna lui-même, ne croyant pas pouvoir tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Son tombeau est à Magnésie-d’Asie, sur la place publique ; car il était gouverneur de cette contrée, le roi lui ayant donné[*](Les historiens font constamment allusion à cet usage des Perses. Hérodote dit (i, 192) que quatre bourgs étaient attribués à l’entretien des chiens du roi.), pour le pain, Magnésie qui rapportait annuellement cinquante talents ; pour le vin Lampsaque, qu’on réputait le vignoble le plus fertile d’alors ; et Myonte[*](Ville de Carie.) pour la table. Ses parents assurent avoir rapporté, d’après ses ordres, ses restes dans l’Attique, sa patrie, et les y avoir ensevelis à l’insu des Athéniens ; car, ayant été banni pour trahison, il ne pouvait y être enseveli[*](Voici la loi : « Si quelqu'un est convaincu d’avoir trahi « l’État, ou dérobé les choses sacrées, qu’il ne soit point ense- « veli dans l’Attique, et que ses biens soient confisqués. »).

Ainsi finirent Pausanias de Lacédémone et Thémistocle d’Athènes, les deux hommes les plus illustres de la Grèce à cette époque.

CXXXIX. Telles furent, lors de la première ambassade, les injonctions que firent et reçurent les Lacédémoniens pour l’expulsion des sacriléges. Ils renouvelèrent plus tard leurs réclamations ; de plus, ils enjoignirent aux Athéniens de lever le siége de Potidée et de rendre à Égine son indépendance ; ils insistaient surtout, et d’une manière formelle, sur le retrait du décret qui interdisait

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aux Mégariens les ports de domination athénienne et le marché de l’Attique[*](Voy. chap. lxvii, et Aristoph. dans la Paix, v. 598.) ; à cette condition, disaient-ils, ils ne feraient pas la guerre. Mais les Athéniens ne voulurent écouter aucune réclamation, pas plus celle relative au rapport du décret que les autres : ils accusaient les Mégariens de cultiver un terrain sacré, resté en litige entre eux[*](Ce territoire, situé sur les frontières de l’Attique et de la Mégaride, était appelé Orgas, et consacré à Cérès et à Proserpine.), et de donner asile à leurs esclaves fugitifs[*](Allusion aux servantes d’Aspasie, dont parle Aristophane dans les Acharn., v. 525.). Enfin les derniers députés de Lacédémone, Ramphias, Mélésippus et Agésandre, sans revenir en rien sur les réclamations antérieures, firent cette simple déclaration : « Les Lacédémoniens veulent la paix ; elle subsisterait si vous laissiez aux Grecs leur indépendance. » Les Athéniens se formèrent alors en as- semblée et invitèrent chacun à donner son avis. Il fut résolu qu’après délibération on répondrait sur l’ensemble, une fois pour toutes. Bien des paroles furent échangées et les deux opinions opposées trouvèrent des partisans, les uns soutenant qu’il fallait faire la guerre, les autres que le décret ne devait pas être un obstacle à la paix, et qu’il fallait le rapporter. Périclès, fils de Xanthippe, s’avança alors ; c’était, à cette époque, l’homme le plus éminent d’Athènes, le premier en tout, et pour la parole et pour l’action. Il les exhorta en ces termes :

CXL. « Athéniens, mon opinion n’a pas changé : nous ne devons pas céder aux Péloponnésiens. L’ardeur avec laquelle on se détermine à la guerre ne

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persiste pas, je le sais, quand il faut agir ; el les pensées des hommes tournent au gré des événements. Néanmoins je sens qu’aujourd’hui encore il me faut persévérer à vous donner les mêmes conseils ; je crois juste que ceux d’entre vous qui les auront adoptés soutiennent les résolutions prises en commun, même si tout ne réussit pas au gré de nos espérances ; sinon, qu’ils ne viennent point, en cas de succès, l’attribuer après coup à leur propre sagesse ; — car il peut se faire qu’il y ait inconséquence dans la marche des événements, tout aussi bien que dans les pensées des hommes ; et c’est pour cela que nous avons coutume d’accuser la fortune, toutes les fois qu’un événement imprévu vient tromper notre attente.

« Les dispositions hostiles des Lacédémoniens contre nous étaient évidentes auparavant ; elles le sont encore plus aujourd’hui. Car, bien que les traités portent que les différends réciproques seront réglés à l’amiable, chacun de nous restant provisoirement nanti de ce qu’il a entre les mains, ils n’ont jamais voulu ni réclamer l’arbitrage, ni l’accepter lorsque nous l’avons offert ; ils aiment mieux dans leurs réclamations en appeler aux armes qu’à la justice ; et déjà ce sont des ordres, ce ne sont plus des plaintes qu’ils vous apportent. Ils nous ordonnent de lever le siége de Potidée, de rendre l’indépendance à Égine, et de rapporter le décret contre les Mégariens. Enfin voilà leurs derniers députés qui viennent nous enjoindre de laisser la liberté à tous les Grecs. Ils proclament bien haut que, le décret[*](Contre les Mégariens.) rapporté, il n’y aura pas de guerre ; mais n’allez pas,

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pour cela, vous imaginer qu’en refusant de le rapporter nous ferions la guerre pour bien peu de chose. Il ne faut pas qu’un jour, regardant en arrière, vous trouviez en vous le regret d’avoir fait la guerre pour un motif futile : dans ce peu de chose, il y a l’affer- missement de votre puissance et l’épreuve de votre fermeté. Si vous leur cédez, bientôt ils vous feront des injonctions plus rigoureuses, dans l’espoir que, par crainte, vous obéirez encore. En tenant ferme, au contraire, vous leur montrerez clairement que le mieux est d’agir avec vous sur le pied de l’égalité.

CXLI. « Avisez donc, d’après cela : ou bien obéissez avant d'avoir éprouvé aucun dommage, ou bien, si nous faisons la guerre, ce qui me paraît le meilleur parti, ne cédez pour aucun motif, grave ou léger, afin de n’être pas réduits à craindre sans cesse de perdre ce que vous possédez ; car il y a toujours esclavage dans l’obéissance à un ordre, que l’objet en soit important ou non, lorsqu’il vient d’un égal et précède tout jugement.

« Quant à la guerre et aux ressources des deux partis, vous vous convaincrez par les détails suivants que nous ne le céderons en rien : les Péloponnésiens vivent de leur travail ; ils n’ont ni richesses privées, ni fortune publique. Ils n’ont pas davantage l’expérience des longues guerres, de celles qu’on fait au-delà des mers ; parce que, grâce à leur pauvreté, leurs luttes entre eux sont de courte durée. Dans cette situation, ils ne peuvent ni équiper des vaisseaux, ni même faire sur terre de fréquentes expéditions au dehors ; car il leur fau- drait tout à la fois abandonner leurs propriétés et prendre sur eux-mêmes les frais de la guerre ;

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d’ailleurs la mer leur est interdite. C’est avec des trésors en réserve, bien plus que par des contributions forcées, qu’on soutient la guerre ; et des hommes qui vivent de leur travail sont bien plus disposés à sacrifier dans les com- bats leur corps que leur pécule ; car ils ont l’espérance d’échapper au danger, tandis qu’ils no sont point sûrs de n'avoir pas épuisé prématurément leurs ressources ; surtout si, contre leur attente, la guerre traîne en longueur, comme cela est ici vraisemblable.

« Les Péloponnésiens et leurs alliés sont en état de tenir tête à tous les Grecs réunis, dans une affaire unique ; mais ils ne peuvent faire une guerre soutenue, contre un ennemi qui a des ressources toutes différentes ; car, n’ayant pas un conseil unique, ils ne peuvent exé- cuter sur l’heure une résolution soudaine. En regard de l’égalité du suffrage, il y a chez eux différence de race, opposition d’intérêts ; et, par suite, rien n’arrive à bonne fin. Les uns sont surtout préoccupés de telle vengeance qu’ils ont en vue, les autres ne voient que leurs intérêts privés, qu’ils craignent par-dessus tout de compromettre ; on se rassemble lentement ; on n’accorde que peu d’attention aux affaires publiques ; on s’occupe le plus souvent des siennes propres. Chacun pense ne pas nuire, par sa négligence, à l’intérêt général, persuadé qu’un autre y pourvoira pour lui ; si bien que, tous faisant en particulier le même raisonnement, le bien public se trouve, en somme, avoir été sacrifié sans qu’on s’en doutât.

CXLII. « La plus grande difficulté pour eux sera le manque d’argent ; ils ne s’en procureront que lentement, perdront du temps ; et, à la guerre, les occasions n’attendent pas.

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« Ni les forts qu’ils pourraient élever chez nous, ni leur marine, ne peuvent non plus nous inquiéter sérieusement : pour ce qui est des fortifications, ils n’élèveront pas sans doute une ville comme la nôtre ; c’est difficile en temps de paix, à plus forte raison en pays ennemi, en face d’une ville comme Athènes, fortifiée aussi, et de longue main. S’il ne s’agit que d’une forteresse, ils pourront nous inquiéter par des incursions sur quelques parties de notre territoire, et en donnant asile à nos transfuges ; mais ils ne nous empêcheront certes pas d’aller chez eux par mer assiéger leurs places ; nous les harcèlerons à notre tour avec la flotte qui fait notre force. Nous trouverons dans notre expérience de la mer plus de ressources pour la guerre con- tinentale qu’ils n’en trouveront dans leur armée de terre pour une lutte maritime. Devenir marins habiles ne sera pas chose facile pour eux ; puisque vous-mêmes, adonnés à la pratique de cet art depuis la guerre médique, vous ne l’avez pas encore porté à la perfection·, comment donc des laboureurs, des hommes étrangers à la mer, arriveraient-ils à quelque résultat, surtout lorsque vos nombreux vaisseaux, sans cesse à leur poursuite, ne leur permettront pas même de s’exercer ? Ils pourraient peut-être se risquer contre quelque faible division, leur nombre les rassurant sur leur ignorance ; mais, contenus par des flottes considérables, ils seront condamnés à l’inaction ; le défaut d’exercice les rendra plus ignorants, et l’ignorance plus timides. La marine est un art aussi difficile que tout autre ; on ne peut pas s’y appliquer au hasard et accessoirement ; loin de là, elle n’admet pas qu’on fasse, même accessoirement, rien autre chose.

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CXLIII. « Supposons même qu’ils mettent la main sur les trésors d’Olympie et de Delphes, et qu’ils tentent de nous débaucher, par une solde plus élevée, nos matelots étrangers : ce serait là un danger, si nous n’étions en état de leur tenir tête à nous seuls, en nous embarquant avec les métoeques[*](Étrangers naturalisés.) ; mais, cet avantage, nous le possédons ; et, ce qui est surtout décisif, nous trouvons parmi nos nationaux des pilotes et des équipages meilleurs et plus nombreux que dans tout le reste de la Grèce. D’ailleurs, aucun étranger ne voudrait, pour quelques jours de haute paie, aller au danger et s’exposer à être exilé de sa patrie, dans le seul but de combattre à leurs côtés, avec moins d’espérance de vaincre.

« Telle est, ou à peu près, ce me semble, la situation des Péloponnésiens. La nôtre est toute différente ; à l’abri des critiques que je viens de leur adresser, nous avons encore sur eux d’autres avantages considérables. S’ils envahissent notre pays par terre, nous attaquerons le leur par mer, et alors la dévastation d’une partie seulement du Péloponnèse ne peut plus se comparer à celle de l’Atlique, même tout entière : ils n’auront pas une autre contrée à occuper sans combat ; nous, au contraire, la terre ne nous manquera pas, et dans les iles, et sur le continent ; car c’est une grande chose que l’empire de la mer. Examinez plutôt : si nous étions insulaires, quelle puissance serait plus inexpugnable ? Aussi devons-nous songer à nous rapprocher le plus possible de cet état, en abandonnant nos champs, nos habitations du dehors, et en nous bornant à garder la

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mer et notre ville. Ne nous laissons point emporter par l’indignation à combattre les Péloponnésiens, bien plus nombreux que nous : vainqueurs, nous aurions bientôt à faire face à des armées tout aussi nombreuses ; vaincus, nous perdrions ce qui fait notre force, l’assistance de nos alliés ; car ils ne se tiendront pas en repos du moment où nous ne serons plus en état de marcher contre eux.

« Ne gémissons pas sur nos maisons et nos terres ; ne songeons qu’aux hommes ; car ce ne sont pas ces choses qui nous possèdent, mais nous qui les possédons. Si même j’espérais vous persuader, je vous engagerais à aller de vos propres mains ravager vos champs, afin de montrer par là aux Péloponnésiens qu’ils ne seront pas pour vous un motif de soumission à leurs ordres.

CXLIV. « Bien d’autres motifs encore me font espérer la victoire ; pourvu cependant que vous ne prétendiez pas, tout en faisant la guerre, accroître votre domination et ajouter volontairement aux périls de l’entreprise. Car je crains plus nos propres fautes que les desseins de nos adversaires. Mais je reviendrai à ce sujet, pour le traiter plus tard, dans le cours des événements. Maintenant, renvoyons les députés avec cette réponse : Nous ouvrirons aux Mégariens notre marché et nos ports, si les Lacédémoniens, de leur côté, consentent à ne pas éloigner de chez eux, comme étrangers, nous et nos alliés. Car, de part et d’autre, nous conservons sur ce point toute liberté, les traités ne renfermant aucune prescription contraire : nous rendrons aux villes leur indépendance, si elles en jouissaient lors de la conclusion du traité, et si les

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Lacédémoniens permettent aux villes de leur domination d’adopter, non pas un gouvernement approprié aux intérêts de Lacédémone, mais celui qu’elles choisiront librement ; nous nous soumettons à un arbitrage, conformément au traité ; enfin nous ne commencerons pas la guerre, mais nous nous défendrons contre les agresseurs.

« Voilà ce qu’il est juste de répondre, ce qui en même temps convient à la dignité de cette ville. Sachons, d'ailleurs, que la guerre est inévitable ; que si nous l’entreprenons volontairement, nos adversaires pèseront sur nous avec moins de force, enfin que des plus grands dangers naissent, pour les États et les particuliers, les plus grands honneurs. Ainsi nos pères se sont levés contre les Mèdes ; ils n’avaient point, en marchant à l’ennemi, nos immenses ressources ; ils abandonnaient tout ce qu’ils possédaient ; et pourtant, par la sagesse de leurs desseins bien plus que par les faveurs de la fortune, avec une ardeur supérieure à leurs forces, ils ont repoussé les barbares et sont parvenus à ce haut degré de puissance. Ne restons pas audessous d’eux ; mais luttons de toutes nos forces contre l’ennemi, et efforçons-nous de transmettre intacte cette puissance à nos descendants. »

CXLV. Ainsi parla Périclès. Les Athéniens, persuadés qu’il leur conseillait ce qu’il y avait de mieux, rendirent un décret conforme à son avis ; et, dans leur réponse aux Lacédémoniens, ils se réglèrent pour chaque point sur son opinion. Ils disaient, en général, que jamais ils ne concéderaient rien à aucune injonction ; mais qu’ils étaient prêts à traiter sur le pied de l’égalité, et à faire juger leurs contestations

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conformément au traité. Les députés se retirèrent, et il n’y eut plus dès lors d’ambassade.

CXLVI. Tels furent, de part et d’autre, les griefs et les motifs de rupture avant la guerre ; ils dataient des affaires d’Épidamne et de Corcyre. Cependant le commerce réciproque subsistait encore, les relations internationales continuaient sans héraut, mais non pas sans défiance ; car il y avait atteinte profonde aux garanties des traités, et prétexte de guerre.