History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Quand ces nouvelles furent arrivées à Athènes, on refusa longtemps de croire à un désastre si complet, malgré les assertions formelles des témoins les plus dignes de foi, échappés du milieu même de la déroute. Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence. Alors le peuple se déchaîna, d’une part contre les orateurs qui avaient poussé à l’expédition , comme si lui-même ne l’eût pas votée ; de l’autre contre les colporteurs d’oracles, les devins et tous ceux qui, dans le temps, avaient par leurs prédictions éveillé l’espoir de conquérir la Sicile. On n’avait sous les yeux que des sujets de tristesse, d’effroi, de consternation. Les citoyens, chacun en particulier, avaient fait des pertes cruelles. La ville avait à regretter cette foule

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d'hoplites, cette cavalerie , cette jeunesse , qu’il était devenu impossible de remplacer. L’aspect des chantiers dégarnis, Yé-puisement du trésor, le manque d'équipage pour la flotte, tout se réunissait pour faire désespérer du salut. Au premier jour on s’attendait à voir les ennemis de Sicile cingler contre le Pirée après la victoire éclatante qu’ils venaient de remporter; ceux de Grèce, dont les forces étaient doublées, venir fondre sur Athènes par terre et par mer ; enfin les alliés soulevés leur donner la main. Néanmoins il fut décidé qu'on résisterait avec les ressources disponibles ; qu'on équiperait tant bien que mal une flotte, en rassemblant des bois et de l’argent ; qu’on surveillerait les alliés et particulièrement l’Eubée ; qu’on introduirait dans l’administration la plus sévère économie ; enfin qu’on élirait un conseil de vieillards pour donner leur avis préalable sur toutes les mesures à prendre [*](D’après la loi, toule décision de rassemblée du peuple devait être précédée d’un avis du conseil des Cinq-Cents. Il est probable que l’autorité jlont il s’agit ici était une commission choisie parmi les membres les plus âgés de ce corps, et chargée d’examiner préalablement les questions, avant que le conseil lui-même ne formulât son avis. ). Dans ce premier moment de terreur le peuple, selon sa coutume, était disposé à tout régulariser. Ces résolutions arrêtées forent mises à exécution sur-le-champ. L’été finit.

L’hiver suivant, le désastre des Athéniens en Sicile excita parmi les Grecs une fermentation générale. Ceux qui jusqu’alors étaient demeurés neutres ne croyaient pas pouvoir s'abstenir plus longtemps de se mêler à la guerre, même sans y être invités. Ils se disaient que, si les Athéniens eussent triomphé en Sicile, ils n'auraient pas manqué de les attaquer; d’ailleurs il leur semblait que cette guerre serait bientôt finie et qu’il était honorable d’y prendre part. Les alliés de Lacédémone redoublaient de zèle, dans l’espoir d’être bientôt délivrés de leurs longues souffrances. Mais rien n’égalait l’empressement des sujets d’Athènes à se révolter ; sans consulter leurs forces, sans écouter d’autres voix que celle de la passion, ils soutenaient que les Athéniens seraient hors d’état de se maintenir même l’été suivant. Chez les Lacédémoniens, la confiance était surtout accrue par la certitude que les alliés de Sicile, ne pouvant plus leur refuser le concours de leur marine, arriveraient en forces dès le printemps. Pour tous ces motifs, ils se préparaient à pousser les hostilités à outrance, convaincus que la guerre une fois terminée à leur avantage, ils n’auraient plus à redouter les dangers dont les eussent menacés les Athéniens et les Siciliens réunis ; et que, Athènes abattue, leur propre domination sur toute la Grèce serait irrévocablement assurée.

En conséquence et sans attendre la fin de l’hiver, leur roi Agis partit de Décélie avec des troupes, afin d'aller chez les

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alliés lever des subsides pour l’entretien de la flotte. Il se porta d’abord vers le golfe Maliaque, reprit aux OEtéens, anciens ennemis de Lacédémone, une grande partie de leur butin [*](Le butin que les peuplades du mont Œta avaient fait dans leurs continuelles incursions contre les habitants d’Héraclée-Tra-chinienne. Voyez liv. V, ch. li. ) et les frappa d’une contribution. Il contraignit ensuite les Achéens Phthiotes et les autres sujets des Tbessaliens dans ces contrées, malgré l’opposition et les plaintes de ces derniers, à fournir des otages et de l’argent. Il déposa oes otages à Corinthe, et ne négligea rien pour attirer ces peuples dans l’alliance.

Les Lacédémoniens ordonnèrent aux villes de leur ressort de construire cent vaisseaux; eux-mêmes durent en fournir vingt-cinq ; les Béotiens un pareil nombre ; les Phocéens et les Locriens quinze ; les Corinthiens quinze ; les Arcadiens, les Pelléniens et les Sicyoniens dix ; les Mégariens , les Trézé-niens, les Ëpidauriens et les ïïermionéens dix. Enfin ils firent toutes leurs dispositions pour entrer en campagne dès le retour du printemps.

Les Athéniens, comme ils l’avaient résolu, employèrent l’biver à construire une flotte ; à cet effet ils se procurèrent des matériaux. Ils fortifièrent aussi le cap Sunion, pour assurer l’arrivage des subsistances. Ils abandonnèrent le fort qu’ils avaient élevé en Laconie lors de l’expédition de Sicile, et supprimèrent , dans des vues d’économie, toutes les dépenses superflues; enfin ils redoublèrent de vigilance pour prévenir les défections des alliés.

Pendant qu’on se préparait ainsi de part et d’autre à la guerre comme si elle n’eût fait que de commencer, les Eu-béens les premiers députèrent, cet hiver même, auprès d’Agis, dans l’intention de se détacher d’Athènes. Ce roi accueillit leur proposition, et fit venir de Lacédémone Alcaménès fils de Sthé-nélaïdas avec Mélanthos, pour leur confier le commandement de l’Eubée. Ceux-ci arrivèrent, amenant avec eux environ trois cents Néodamodes ; mais pendant qu’Agis disposait tout pour leur trajet, survinrent des Lesbiens qui offraient aussi de faire défection. Secondés par les Béotiens, ils décidèrent Agis à ajourner ses projets sur l’Eubée pour appuyer la révolte de Lesbos. Agis leur donna pour harmoste[*](Les harmostes étaient des commissaires* extraordinaires qu’à cette époque les Lacédémoniens envoyaient dans les villes alliées, pour commander les garnisons et les habitants. C’est le seul endroit de Thucydide où cette autorité soit mentionnée. Peut-être était-elle alors de nouvelle création. PluS tard les exemples abondent. ) Alcaménès, qui était à la veille de s’embarquer pour l’Eubée ; les Béotiens leur promirent dix vaisseaux et Agis le même nombre.Tous ces arrangements se prenaient sans la participation de l’État de Lacédémone. Pendant tout le temps qu’Agis était à Décélie avec son armée, il était maître d’envoyer des troupes où bon lui semblait, comme aussi de faire des levées d’hommes et d’argent.

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On peut dire qu'à cette époque les alliés lui obéissaient mieux qu’aux Lacédémoniens de la ville ; car les forces dont il disposait le rendaient partout redoutable.

Au moment où il se préparait à secourir les Lesbiens, les habitants de Chios et d’Ërythres, également portés à la défection, s’adressèrent , non point à Agis, mais à Lacédémone. En même temps arriva un ambassadeur de la part de Tissapherne, qui gouvernait au nom du roi Darius fils d’Artaxerxès les provinces inférieures[*](Les provinces inférieures ou maritimes étaient la portion de l’Asie Mineure située le long des côtes occidentales, savoir : la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Mysie et la Lydie. L’empire des Perses avait une double circonscription : 1° les satrapies, pour le gouveme- ment civil et la perception des impôts; 2° les arrondissements militaires, composant plusieurs satrapies et ayant une place d’armes et un commandant désigné d’avance éventuellement. Ce commandant militaire (στρατηγός) cumulait quelquefois ces fonctions avec celles de satrape d’une province, comme c’est ici le cas pour Tissapherne et plus tard pour Cyrus le Jeune. ). Tissapherne appelait les Péloponésiens, en s’engageant à leur fournir des vivres. Le roi venait de lui réclamer les tributs de son gouvernement, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques. Il espérait donc, en affaiblissant la puissance d’Athènes, faciliter' la rentrée des tributs. D’ailleurs il désirait attirer les Lacédémoniens dans l’alliance du roi, afin qu’ils l’aidassent à exécuter l’ordre qu’il en avait reçu de prendre mort ou vif Amorgès, bâtard de Pissouthnès, révolté ea Carie. C’est ainsi que les Chiotes et Tissapherne se trouvèrent agir de concert.

Sur ces entrefaites , Calligitos fils de Laophon de Mé-gare, et Timagoras fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur patrie et réfugiés auprès de Pharnabaze fils de Pharnacès, arrivèrent à Lacédémone avec mission d’obtenir pour ce satrape l’envoi d’une flotte dans l’Hellespont. Il aspirait, ainsi que Tissapherne, à détacher des Athéniens les villes de son gouvernement, pour faciliter la perception des tributs, et à négocier une alliance entre le roi et les Lacédémoniens. Tandis que les députés de Pharnabaze et ceux de Tissapherne agissaient ainsi chacun de leur côté, il y eut une grande lutte à Lacédémone, les uns voulant qu’on envoyât d’abord une flotte et une armée en Ionie et à Chios, les autres dans l’Hellespont. Cependant les Lacédémoniens, à une grande majorité, accueillirent de préférence les propositions de Chios et de Tissapherne ; et cela devait être, car elles étaient appuyées par Alcibiade que d’anciennes relations d’hospitalité unissaient à l’éphore Endios — c’est même à cause de ces relations que sa famille avait adopté le nom lacédémonien d’Alcibiade, déjà porté par le père d’Endios[*](Le nom d’Alcibiade, comme l’indique sa désinence, était d’origine lacédémonienne. Il y' avait deux séries d’Alcibiades, l’une à Lacédémone, l’autre à Athènes. Le père de Clinias s’appelait comme celui d’Endios; et, selon l’usage des Grecs, qui n’avaient pas de noms de famille, ces noms propres se transmettaient de l’aïeul au petit-fils. ). Les Lacédémoniens envoyèrent préalablement à Chios un périèque nommé Phrynis, pour s’assurer s’il y avait effectivement dans cette ville autant de vaisseaux qu’on prétendait, et si le reste de ses ressources était d’accord avec la renommée. Sur le rapport favorable de cet envoyé, les Lacédémoniens reçurent aussitôt dans leur alliance

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les villes de Chios et d’Ërythres, et décrétèrent l’expédition de «quarante vaisseaux, nombre suffisant, puisque les Chiotes affirmaient n’en avoir pas moins de soixante. On devait d’abord en faire partir dix avec le navarque 'Mélancridas ; mais un tremblement de terre étant survenu [*](Ce phénomène, au début d’une entreprise, était considéré comme de mauvais augure. Pour le même motif, une assemblée est ajournée, liv. V, ch. xlv. ), Mélancridas fut remplacé par Chalcidéus, et le nombre des vaisseaux équipés en Laconie réduit à cinq. Là-dessus l’biver finit, ainsi que la dix-neuvième année de la guerre que Thucydide a racontée.

Dès le commencement de l’été suivant [*](Vingtième année dè la guerre, ou 412 avant J. C.), les habitants de Chios pressèrent l’envoi de la flotte; ils craignaient que leurs démarches ne parvinssent à la connaissance des Athéniens, à l’insu desquels toutes ces députations avaient lysu. Les Lacédémoniens envoyèrent en conséquence à Corinthe trois Spartiates, avec ordre de faire transporter au plus tôt par-dessus ΓIsthme les bâtiments, de la mer où ils se trouvaient dans celle qui est du côté d’Athènes [*](C’est-à-dire du golfe de Corinthe dans le golfe Saronique. Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ) et de les diriger tous sur Chios, ceux qu’Agis avaient destinés pour Lesbos aussi bien que les autres. Ces navires, appartenant aux alliés, étaient au nombre de trente-neuf.

Calligitos et Timagoras, agents de Pharnabaze, ne prirent aucune part à l’expédition de Chios. Ils ne donnèrent point l’argent qu’ils avaient apporté pour l’équipement d’une flotte, et qui montait à vingt-cinq talents,; mais ils songeaient à faire plus tard une expédition pour leur propre compte. Agis, voyant les-Lacédémoniens décidés à se rendre d’abord à Chios, se rangea lui-même à cet avis. Les alliés réunis à Corinthe tinrent conseil et résolurent qu’on irait premièrement à Chios, sous les ordres de Chalcidéus qui équipait les cinq vaisseaux en Laconie, que de là on passerait à Lesbos sous la conduite d’Alcaménès, déjà désigné par Agis, et finalement dans THellesppnt, où Cléarque fils de Ramphias[*](Le même qui, plus tard, commanda les dix mille Grecs de l’expédition de Cyrus le Jeune. ) aurait le commandement. Il fut convenu qu’on transporterait d’abord par-dessus l’Isthme la moitié de la flotte et qu’on l’expédierait sans délai, afin que l’attention des Athéniens fût partagée entre ce premier convoi et celui qui devait suivre. Au surplus, si l’on prenait cette voie sans mystère, c’est qu’on méprisait la faiblesse des Athéniens, dont la marine ne se montrait nulle part en force. Cette résolution arrêtée, on fit traverser immédiatement vingt-un vaisseaux.

Les Corinthiens, malgré les instances de leurs alliés, ne

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se pressèrent pas de partir avant d’avoir célébré les jeux Isthmiques, dont le temps était arrivé[*](Les jeux Isthmiques se célébraient tous les deux ans (la première et la troisième année de chaque olympiade), au commencement de l’été, dans l’enceinte consacrée à Neptune, sur l’isthme de Corinthe. Les Corinthiens, qui les présidaient, les faisaient publier par toute la Grèce, avec proclamation d’une trêve sacrée, comme pour les jeux olympiques. Bien que celte trêve fût moins religieusement observée que celle d’Olympie,les Corinthiens^ dans le cas actuel, ne voulaient pas donner eux-mêmes l’exemple de sa violation. ). Agis consentait volontiers à ce qu'ils ne rompissent pas la trêve sacrée, et offrait de prendre l’expédition sous son nom ; mais les Corinthiens refusèrent. Il en résulta des longueurs, qüi permirent aux Athéniens d’ouvrir les yeux sur ce qui se tramait à Chios. Es y déléguèrent Aristocratès, l’un de leurs généraux , pour faire entendre leurs plaintes ; et, comme les Chiotes opposaient des dénégations, ils les requirent, en vertu de l’alliance, de leur envoyer des vaisseaux pour gage de fidélité. Les Chiotes leur en donnèrent sept. Ce qui les y détermina, ce fut que le peuple de Chios ignorait ces menées et que les oligarques, mieux instruits, ne voulaient pas s’aliéner la multitude, avant d’avoir pris leurs sûretés. D’ailleurs ils n’attendaient plus l'arrivée des Péloponésiens, qui tardaient à se montrer.

Sur ces entrefaites, eurent lieu les jeux Isthmiques. Les Athéniens y assistèrent, car ils y avaient été invites. Us eurent donc toute facilité pour éclaircir leurs doutes relativement à Chios ; aussi, dès leur retour, s’empressèrent-ils de prendre leurs mesures pour que la flotte ne pût leur cacher son départ de Cenchrées.

Les Péloponésiens, après la fête, mirent en mer pour Chios avec vingt-un vaisseaux commandés par Alcaménès. Les Athéniens marchèrent à eux avec un pareil nombre de bâtiments et cherchèrent d’abord à les attirer en pleine mer; mais, comme les Péloponésiens, loin de les suivre, rebroussèrent chemin, les Athéniens se retirèrent également. Ils n’étaient pas sans défiance à l’égard des sept vaisseaux de Chios qu'ils avaient avec eux. Plus tard, ils équipèrent une nouvelle escadre de trente-sept voiles, atteignirent la flotte ennemie qui longeait la côte,et lui donnèrent la chasse jusqu’à Piréos, port désert, appartenant aux Corinthiens et situé sur la lisière de l'Ëpidaurie [*](Piréos ou Piréon (Steph. Byz., Πειραιάς. Xénoph., Hell., IV, ch. v; Agés., II, xvm, το Πείραιον), aujourd’hui baie de Sophico, à moitié chemin entre Epidaure et l’isthme de Corinthe. En avant de cette baie sont quelques îlots, dont le plus grand s’appelle Hévréonisi. )· Les Péloponésiens perdirent un vaisseau surpris au large ; mais ils rallièrent les autres et jetèrent l’ancre. Les Athéniens les attaquèrent par mer avec leurs vaisseaux et par terre avec des troupes de débarquement, les mirent dans le plus grand désordre, endommagèrent la plupart des bâtiments sur le rivage et tuèrent le commandant Alcaménès ; eux-mêmes perdirent quelques hommes.

Lorsqu’on se fut séparé, les Athéniens laissèrent un nombre suffisant de vaisseaux pour tenir les ennemis bloqués; avec le reste, ils allèrent mouiller à la petite île qui est située

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à peu de distance et où ils campèrent. De là ils envoyèrent à Athènes demander du renfort; en effet, dès le lendemain , les Corinthiens, et bientôt après les autres peuples du voisinage, accoururent au secours de la flotte ; mais, voyant la difficulté de la défendre sur une plage déserte , ils ne savaient à quoi s'arrêter. Leur première idée fut de brûler leurs vaisseaux ; ensuite ils résolurent de les tirer à sec et de les garder avec leur infanterie, jusqu’à ce qu’il s’offrit une occasion de s’échapper. Informé de leur situation, Agis leur envoya le Spartiate Thermon.

A Lacédémone on apprit d’abord que les vaisseaux avaient quitté l’Isthme ; en effet les éphores avaient enjoint à Alcaménès de leur expédier un cavalier à l’instant du départ. Aussitôt on décida d’envoyer, sous la conduite de Chalcidéus accompagné d’Alcibiade , les cinq vaisseaux armés en Laconie ; mais, au moment où ils appareillaient, on apprit la retraite de la flotte à Piréos. Découragés par ce fâcheux début de la guerre d’Ionie, les Lacédémoniens renoncèrent à faire partir leurs vaisseaux, et songèrent même à rappeler les quelques bâtiments qui étaient déjà en mer.

Témoin de ces fluctuations, Alcibiade persuada de nouveau à Endios et aux autres éphores de ne pas renoncer à l’expédition. Il leur dit qu’on avait le temps d’arriver avant que la mésaventure de la flotte fût connue à Chios ; qu’une fois en Ionie, il n’aurait pas de peine à déterminer les villes à la révolte par le tableau qu’il leur ferait de la faiblesse d’Athènes et de l’ardeur des Lacédémoniens ; que sur ce point on le croirait mieux que personne. A Endios en particulier il représentait qu'il serait glorieux pour lui d’attacher son nom au soulèvement de l’Ionie et à l’alliance du roi avec les Lacédémoniens ; qu’il ne devait pas laisser cueillir cette palme à Agis, avec lequel il était brouillé. Alcibiade, ayant réussi à le convaincre lui et les autres éphores, partit avec les cinq vaisseaux et le Lacédémonien Chalcidéus. Ils firent promptement la traversée.

Vers la même époque, revinrent de Sicile les seize vaisseaux péloponésiens qui avaient fait la campagne avec Gylippe. Arrivés dans les eaux de Leucade, ils furent joints et maltraités par les vingt-sept vaisseaux athéniens qui, sous les ordres d’Hippoclès fils de Ménippos, épiaient leur retour. Cependant tous , à l’exception d’un seul, échappèrent aux Athéniens et abordèrent à Corinthe.

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Chalcidéus et Alcibiade, après avoir intercepté sur leur route, de peur d’être signalés, tous les bâtiments qu’ils rencontraient , touchèrent d’abord à Corycos sur le continent. Ils y relâchèrent les bâtiments arrêtés et se mirent en rapport avec quelques Chiotes qui trempaient dans le complot. Ceux-ci leur ayant conseillé d’aborder dans leur ville sans avis préalable, ils se présentèrent inopinément devant Chios, et remplirent le peuple de surprise et d’effroi ; mais les oligarques avaient pris leurs mesures pour que le conseil se trouvât rassemblé. Chalcidéus et Alcibiade annoncèrent l’arrivée d’une flotte nombreuse et se gardèrent bien de parler des vaisseaux bloqués à Piréos. En conséquence, les Chiotes d’abord et les Érythréens ensuite s’insurgèrent contre les Athéniens ; après quoi ils allèrent avec trois vaisseaux à Clazomènes, qu’ils entraînèrent dans leur défection. Les Clazoméniens passèrent aussitôt sur le continent et se mirent à fortifier Polichna[*](Bourg situé sur le continent asiatique, vis-à-vis de Clazomènes. Le nom de Polichna était commun à plusieurs bourgades. ), afin de pouvoir s’j retirer au besoin, en abandonnant Γîlot qu’ils habitent. Tous les insurgés travaillaient à se fortifier et se préparaient a la guerre.

A Athènes on eut bientôt la nouvelle de la défection de Chios. Dès lors les Athéniens jugèrent le péril aussi grave que manifeste, et ne doutèrent pas que les autres alliés ne fussent disposés aussi à se soulever après la révolte d’une ville si considérable. Dans le premier moment d’effroi, ils levèrent les peines portées contre quiconque ferait ou mettrait aux voix la proposition de toucher aux mille talents qu’ils tenaient à garder en réserve durant toute la guerre [*](Voyez liv. II, ch. xxiv. ). Ils décidèrent d’en disposer pour l’armement d une flotte nombreuse. Huit vaisseaux qui, sous le commandement de Strombichidès fils de Diotimos, avaient été détachés de l’escadre de Piréos à la poursuite de la flotte de Chalcidéus et qui étaient revenus sans l’avoir atteinte, eurent ordre de se rendre immédiatement à Chios. Ils furent bientôt suivis par douze autres, commandés par Thrasyclès et pareillement détachés de la croisière. On rappela les sept vaisseaux chiotes qui participaient au blocus de Piréos ; les esclaves qui les montaient furent affranchis, et les hommes libres mis aux fers. En remplacement de tous les vaisseaux distraits du blocus, on se hâta d’en équiper d’aiitres et de les faire partir. On songeait même à en armer trente nouveaux. L’ardeur était extrême, et Ton ne prenait contre Chios que des mesures énergiques.

Sur ces entrefaites, Strombichidès arriva à Samos avec ses huit vaisseaux. Il s’adjoignit un bâtiment samien et se

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rendit à Téos, dont il engagea les habitants à demeurer tranquilles. Chalcidéus de son côté avait fait voile de Chios pour Téos avec vingt-trois vaisseaux, soutenus par l’armée de terre des Clazoméniens et des Ërythréens, qui suivait le rivage. Strombichidès, averti à temps, leva l’ancre et gagna le large ; mais, à la vue de la flotte nombreuse qui venait de Chios , il s’enfuit vers Samos. Les ennemis le poursuivirent. Les Téiens avaient d’abord refusé de recevoir l’armée de terre ; mais, lorsqu’ils virent les Athéniens en fuite , ils lui ouvrirent leurs portes. L’armée de terre attendit d’abord sans faire aucun mouvement que Chalcidéus fût revenu de sa poursuite ; comme il tardait, les Téiens renversèrent le mur que les Athéniens avaient élevé du côté qui regarde le continent. Ils furent aidés dans cette opération par un certain nombre de Barbares qu’avait amenés Stagès, lieutenant de Tissapherne.

Chalcidéus et Alcibiade, après avoir poursuivi Strombichidès jusqu’à Samos, armèrent les équipages de la flotte péloponésienne et les laissèrent à Chios. Ils les remplacèrent par des matelots de cette île, équipèrent vingt autres vaisseaux, et cinglèrent vers Milet pour l’insurger. Alcibiade voulait profiter de ses liaisons avec les principaux habitants de cette ville pour la gagner avant l’arrivée de la flotte péloponésienne. Il ambitionnait cet honneur pour Chios, pour lui-même ; pour Chalcidéus, enfin pour Endios qui l’avait envoyé et auquel il avait promis de soulever le plus de villes possible avec les seules forces de Chios et de Chalcidéus. Ils firent secrètement la plus grande partie de leur traversée , devancèrent de peu la poursuite de Strombichidès et de Thrasyclès, qui arrivait d’Athènes avec un renfort de douze vaisseaux, et firent révolter Milet. Les Athéniens les suivaient de près avec dix-neuf voiles; mais n’ayant pas été reçus par les Milésiens, ils allèrent stationner dans une île adjacente nommée Ladé.

Aussitôt après le soulèvement de Milet, la première alliance des Lacédémoniens avec le roi fut conclue, par l’entremise de Tissapherne et de Chalcidéus, dans les termes suivants :

« Les Lacédémoniens et leurs alliés font alliance avec le roi et Tissapherne aux conditions indiquées ci-après :

« Tout le pays et toutes les villes que possède le roi ou que possédaient ses ancêtres appartiendront au roi.

« En ce qui concerne les revenus, soit en argent, soit de toute autre nature, que les Athéniens retiraient de ces villes,

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le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés empêcheront les Athéniens de les percevoir.

« Le roi, les Lacédémoniens et leurs alliés uniront leurs forces pour soutenir la guerre contre les Athéniens, et ne feront la paix avec eux que d’un commun accord.

« Quiconque se révoltera contre le roi sera tenu pour ennemi des Lacédémoniens et de leurs alliés. Pareillement, quiconque se révoltera contre les Lacédémoniens et leurs alliés sera tenu pour ennemi du roi. »

Telles furent les bases de cette alliance. Aussitôt après sa conclusion, les Ghiotes armèrent dix nouveaux bâtiments et firent voile pour Anéa [*](Voyez liv. III, ch. xix, note 3. ), dans le double but de s’informer de ce qui se passait à Milet et d’exciter les villes à la révolte. Mais Chalcidéus les ayant rappelés sous prétexte qu’Amorgès[*](Voyez ch. v et xxvm. Il devait tenir pour les Athéniens, puisque Tissapherne avait appelé les Lacédémoniens dans le but de le détruire. ) approchait par terre avec une armée, ils cinglèrent vers Dios-Hiéron[*](Place d’Ionie, située entre Lébédos et Colophon. Elle tirait son nom d’un temple de Jupiter, construit dans le vôisinage, de même qu’une autre ville du Bosphore, également appelée Dios-Hiéron. S’il s’agissait ici du temple et non pas de la ville, l’article ne serait pas omis. ). Là ils aperçurent seize vaisseaux que Diomédon amenait d’Athènes, d’où il était parti après ThrasycJès; à Jeor aspect, ils prirent la fuite, l’un des bâtiments vers Éphèse, les autres vers Téos. Les Athéniens se saisirent de quatre vaisseaux abandonnés de leurs équipages; le reste gagna Téos. Après cette rencontre, les Athéniens se retirèrent à Samos; les Chiotes, avec le surplus de leur flotte et leur armée de terre, allèrent insurger Lébédos et ensuite Ëræ ; après qdoi, les troupes et la flotte rentrèrent dans leurs foyers.

Vers la même époque, les vingt vaisseaux péloponé-siens qui, après avoir été poursuivis, comme on l'a vu[*](Voyez ch. x. ), étaient bloqués à Piréos par un nombre égal de vaisseaux athéniens, sortirent du port à Fimproviste ; et, après un engagement dans lequel ils eurent l’avantage, s’emparèrent de quatre bâtiments athéniens. Ensuite ils firent voile pour Cenchrées, d'où ils se disposèrent de nouveau à gagner Chios et l’Ionie. On leur envoya de Lacédémone, en qualité de navarque, Astyochos, dès lors investi du commandement général de la flotte[*](En remplacement du navarque Chalcidéus, dont les fonctions n’étaient que temporaires (ch. vi). Astyochos devait prendre le commandement de toutes les forces maritimes des alliés, tandis que son prédécesseur n’avait que celui de la flotte lacédémonienne. ).

Lorsque l’armée de terre fut revenue de Téos, Tissapherne s’y rendit avec des troupes ; il acheva de démolir ce qui restait du mur d'enceinte et s’en retourna [*](Contre la puissance maritime des Athéniens, c’était une garantie que d’assurer la communication de la ville avec le continent. ). Peu après son départ, Diomédon survint à son tour avec dix vaisseaux athéniens, et conclut avec les Téiens un accord en vertu duquel ceux-d devaient le recevoir. De là il rangea la côte jusqu’à Éræ qu’il attaqua, mais sans succès; après quoi il se retira.