History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Dès qu’il fit jour et que les Syracusains et leurs alliés se furent aperçus de la disparition des Athéniens, ils accusèrent pour la plupart Gylippe de les avoir volontairement laissé échapper. Ils n’eurent pas de peine à reconnaître la route qu’ils avaient prise, et se mirent en toute hâte à leur poursuite; ils les rejoignirent avant l’heure du dîner. Le corps de Démosthène, formant J’arrière-garde, avait marché lentement et sans ordre, par suite du trouble de la nuit ; ils l’attaquèrent sur-le-champ, et l’action s’engagea. La cavalerie syracusaine eut bientôt enveloppé et resserré sur un même point ce corps isolé. La division de Nicias avait cinquante stades d’avance. Nicias hâtait le pas, sentant qu’il s’agissait, si l'on voulait être sauvé, de gagner de rapidité, sans s’arrêter à combattre, à moins d’y être forcé. Démosthène était plus exposé et d’une manière plus continue ; comme il formait l’arrière-garde, il était le premier assailli. Se voyant serré de près par les Syracusains, il songea

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moins à faire du chemin qu’à se ranger en bataille, jusqu'à ce qu’enfin sa lenteur permît aux ennemis de le cerner complètement et de jeter ses soldats dans une affreuse confusion. Confinés sur un terrain tout entouré de clôtures, bordé de part et d’autre par une route et couvert d’olivîfers, ils se trouvèrent en butte à une grêle de traits. Les Syracusains préféraient, comme de raison, ce genre d’attaque à une lutte de pied ferme, car ils n'avaient aucun intérêt à se risquer contre des gens au désespoir. Désormais assurés de la victoire, ils voulaient s’épargner des sacrifices inutiles, et jugeaient cette manœuvre suffisante pour faire tomber leurs ennemis en leur pouvoir.

Quand ils eurent ainsi, toute la journée, criblé de traits les Athéniens et leurs alliés, et qu’ils les virent accablés de blessures et de souffrances de toute espèce, Gylippe, les Syracusains et leurs alliés firent une proclamation pour inviter les insulaires à passer à eux sous promesse de la liberté. Les soldats de quelques villes y consentirent, mais en petit nombre. Ensuite toutes les troupes de Démosthène mirent bas les armes, à condition qu’on ne ferait périr personne ni de mort violente, ni dans les fers, ni par la privation du strict nécessaire. Ils se rendirent tous, au nombre de six mille. Tout l’argent qu’ils avaient, ils le déposèrent dans des boucliers renversés ; ils en remplirent quatre. On les conduisit immédiatement à la ville

Quant à Nicias et à ses compagnons, ils arrivèrent la même jour au fleuve Ërinéos, et allèrent camper sur une hauteur^ Les Syracusains les atteignirent le lendemain, leur dirent que la troupe de Démosthène s’était rendue, et les engagèrent à en faire autant. Nicias, qui ne pouvait les croire, convint d’envoyer un cavalier pour s’assurer du fait. Quand cet émissaire, de retour, eut confirmé le fait, Nicias fit déclarer par un héraut à Gylippe et aux Syracusains qu’il était prêt à traiter avec eux, au nom des Athéniens, pour le remboursement des frais de la guerre, à condition que son armée aurait le loisir de se retirer. Pour garantie du payement, il offrait de livrer des otages athéniens, à raison d’un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe s'y refusèrent. Ils assaillirent les Athéniens, les enveloppèrent entièrement, et les accablèrent de traits jusqu’au soir. Les Athéniens étaient exténués par le manque de vivres et de toutes les choses nécessaires ; néanmoins, ils profitèrent du calme de la nuit pour prendre les armes et se mettre en devoir de partir. Les Syracusains s’en aperçurent et entonnèrent le péan. Se voyant découverts, les Athéniens renoncirent

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à leur tentative, excepté trois cents hommes, qui forcèrent les gardes et s’en allèrent où ils purent pendant la nuit.

A l'aube du jour, Nicias remit l’armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés ne cessèrent de les harceler en tirant sur eux de toutes parts et en les criblant de javelots. Les Athéniens se hâtaient de gagner le fleuve Assinaros; ils espéraient, une fois au delà, être moins exposés aux attaques des cavaliers et des troupes légères, comme aussi échapper aux tourments de la faim et de la soif. Arrivés sur le bord de ce fleuve, iis s’y précipitèrent pêle-mêle, chacun voulant traverser le premier. Les ennemis, qui les poursuivaient de près, ajoutèrent bientôt à la difficulté du passage. Les Athéniens, forcés de marcher en colonne serrée, se jetaient les uns sur les autres et se foulaient aux pieds. Enchevêtrés au milieu des lances et des bagages, les uns succombaient sur-le-champ, les autres étaient entraînés par les flots. Les Syracusains, postés sur l’escarpement de la rive opposée, dirigeaient des coups plongeants sur les Athéniens, occupés pour la plupart à étancher leur soif et entassés confusément dans le lit encaissé de la rivière. A la fin, les Pélopo-nésiens y descendirent, et massacrèrent tout ce qui s'y trouvait. Bientôt l’eau fut troublée ; cependant on la buvait encore, toute bourbeuse et ensanglantée qu’elle était ; on se la disputait même les armes à la main.

Déjà les cadavres étaient amoncelés dans la rivière ; déjà l’armée était anéantie, une partie ayant péri sur les rives, une autre dans la fuite sous les coups des cavaliers, lorsque enfin Nicias se rendit à Gylippe, auquel il se confiait plus qu’aux Syracusains. Il livra sa personne à la discrétion de ce général et des Lacédémoniens, les priant seulement de mettre fin au carnage. Dès lors Gylippe ordonna de faire'des prisonniers. Ce qui restait, déduction faite d’un bon nombre distrait par les Syracusains, fut emmené vivant. On envoya aussi à la poursuite de la colonne fugitive et on l’arrêta. Cependant ce qu’on recueillit de captifs pour le compte de l’Etat fut peu de chose ; la plupart furent détournés par les particuliers. Toute la Sicile en fut remplie, attendu qu'ils n’avaient pas été pris par capitulation comme ceux de Démosthène. Le nombre des morts fut aussi très-grand, car le massacre fut immense et surpassa tout ce qui s’était vu dans le cours de cette guerre; enfin l’armée avait souffert d’énormes pertes dans les fréquents engagements soutenus pendant la retraite. Plusieurs parvinrent à s’échapper,

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soit à Tinstant, soit plus tard, et après avoir subi l'esclavage. Catane leur servit de refuge.

Les Syracusains et leurs alliés se réunirent, retournèrent à la ville avec leurs prisonniers et leur butin. Tous ceux des Athéniens et des alliés qu'ils avaient pris, ils les descendirent dans les Latomies [*](Les Latomies sont les célèbres carrières de Syracuse, profondes excavations situées sur les Épipoles, et qui existent encore aujourd’hui. Elles sont connues pour avoir souvent servi de prison. ), lieu de détention qu'ils regardaient comme le plus sûr. Pour ce qui est de Nicias et de Démosthène, ils les égorgèrent, malgré l’opposition de Gylippe, qui eût voulu couronner glorieusement ses exploits en amenant aux Lacédémoniens les chefs de l'armée ennemie. L'un d'eux, Démosthène, s’était attiré leur haine à cause des événements de Sphactérie et de Pylos ; l’autre leur amitié pour îe même motif : car c’était à l’instigation de Nicias que les Athéniens avaient fait la paix et relâché les prisonniers de l’île ; aussi les Lacédémoniens lui étaient-ils affectionnés, et de là vint la confiance avec laquelle il se rendit à Gylippe. Mais les Syracusains, sachant que Nicias avait eu des intelligences clandestines avec quelques-uns d'entre eux, craignirent, dit-on, que, mis à la question pour ce sujet, iljie troublât pour eux la joie de la victoire ; d’autres, et surtout les Corinthiens, qu'à l'aide de ses richesses il ne réussît à s’évader et à leur susciter de nouveaux embarras ; ils persuadèrent donc à leurs alliés de le faire périr. Telles ou à peu près furent les causes de la mort de Nicias, celui des Grecs de nos jours qui, par la réunion de ses vertus, méritait le moins cet excès d’infortune.

Quant à ceux qui furent enfermés dans les Latomies, les Syracusains les traitèrent dans les premiers temps avec une extrême rigueur. Parqués dans une enceinte creuse et resserrée, ils furent d’abord exposés sans abri à l’ardeur suffocante du soleil; puis survinrent les fraîches nuits d'automne, et cette transition détermina des maladies. N’ayant pour se mouvoir qu’un espace étroit, et les cadavres de ceux qui succombaient à leurs blessures, aux intempéries ou à quelque accident, _ gisant pêle-mêle, il en résulta une infection insupportable, qu’aggravèrent encore les souffrances du froid et de la faim ; car, durant huit mois, on ne donna à chaque prisonnier qu’une cotyle d’eau et deux cotyles de blé [*](Par jour sans doute. La mesure appelée cotyle équivalait au quart du chénice, c’est-â-dire à vingt-sept décalitres. ). Enfin, de tous les maux qu'on peut endurer dans une captivité pareille, aucun ne leur fut épargné. Pendant soixante-dix jours, ils vécurent ainsi tous ensemble ; ensuite, ceux qui n’étaient ni Athéniens ni Grecs de Sicile ou d’Italie furent vendus [*](L’auteur ne dit pas ce que devinrent les prisonniers Athéniens. On voit seulement, par ce qui précède, qu’ils furent détenus pendant huit mois. Après ce temps, il est à croire qu’ils furent vendus comme les autres; s’ils eussent été échangés, il en serait fait mention dans le livre suivant. ).

Il est impossible de préciser le nombre total des prison-

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Yiîers ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne fut pas inférieur à sept mille. Ce fut pour les Grecs l’événement le plus saillant de cette guerre, et, selon moi, de tous les temps dont nous avons conservé le souvenir. Jamais fait d’armes ne fut plus glorieux pour les vainqueurs, ni plus lamentable pour les vaincus. Le désastre de ceux-ci fut aussi complet que possible : armée, vaisseaux, tout fut perdu ; et d’une si grande multitude d’hommes, bien peu revirent leurs foyers. Ainsi se termina l’expédition de Sicile.