History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Après la défection d’Argos, les Mantinéens, qui

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d’abord avaient voulu résister, comprirent que seuls ils étaient trop faibles ; ils firent donc à leur tour la pair avec Lacédémone, et renoncèrent à la domination qu’ils exerçaient dans quelques villes.

Les Lacédémoniens et les Argiens mirent, chacun de leur côté, mille hommes sur pied pour une expédition commune. Les Lacédémoniens seuls se rendirent à Sicyone, où ils raffermirent le gouvernement aristocratique. Ensuite les deux troupes réunies allèrent à Argos pour renverser la démocratie et la remplacer par une oligarchie dévouée à Lacédémone. Ces événements se passèrent snr la fin de l’hiver et aux approches du printemps. Ainsi finit la quatorzième année de la guerre.

L’été suivant (a), les Diens du mont Athos passèrent dn parti d’Athènes dans celui des Chalcidéens. Les Lacédémoniens établirent en Achaïele fégime qui leur convint [*](C’est-à-dire un régime franchement aristocratique. Dès lors tous les Achéens prirent une part active à la guerre du Pélo-ponèse. Au commencement, les Pelléniens seuls l’avaient fait. Voyez lîv. II, chap. ix. ). A Argos, le parti populaire releva peu à peu la tête et attaqua l’oligarchie ; pour cet effet, il attendit le moment où les Lacédémoniens célébraient les Gymnopédies a. Un combat s’engagea dans la ville ; le peuple fut vainqueur, massacra une partie de ses adversaires et chassa l'autre. Les Lacédémoniens, appelés par leurs amis, se firent longtemps attendre ; enfin ils ajournèrent les Gymnopédies et se mirent en route pour Argos. Parvenus à Tégée, ils apprirent la défaite des aristocrates; et, malgré les instances des fugitifs, ils refusèrent d'aller plus loin. Us retournèrent chez eux achever les Gymnopédies.

Ensuite il arriva des députés envoyés par les Argiens de la ville et par ceux du dehors. Après de longs débats contradictoires, qui eurent lieu en présence des alliés, les Lacédémoniens donnèrent tort à ceux de la ville et résolurent de marcher contre Argos ; mais il survint des retards et des ajournements. Sur ces entrefaites, le peuple d’Argos, redoutant les Lacédémoniens et aspirant à renouer avec Athènes une alliance dont il espérait d’heureux fruits, entreprit de construire de longs murs jusqu'à la mer. U voulait par là, s'il venait à être bloqué par terre[*](Une des principales fêtes lacédémoniennes. Elle tombait sur le milieu de l’été, durait de six à dix jours, et consistait en exercices de danse, de musique et de gymnastique. C’était une occasion de grandes réjouissances à Sparte. Ces fêtes y attiraient un concours considérable , car les étrangers pouvaient y assister. ) s’assurer, avec l’aide des Athéniens, la ressource des arrivages maritimes. Quelques villes du Péloponèse avaient eu connaissance de ce projet. Toute la population d’Argos, hommes, femmes et esclaves, mit la main à l’œuvre. Athènes leur envoya des maçons et des tailleurs de pierre. C’est ainsi que l’été finit. (λ) Quinzième année de la guerre, an 447 avant J.-C.

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L’hiver suivant, les Lacédémoniens, avertis de ces travaux, marchèrent contre Argos avec tous leurs alliés, sauf les Corinthiens, sous la conduite du roi Agis fils d’Archidamos. Ils avaient conservé dans Argos quelques intelligences ; mais le mouvement sur lequel ils comptaient n’eut pas lieu. En revanche, ils prirent et rasèrent les murs en construction. Ils s’emparèrent aussi d’Hysies en Argolide et mirent à mort tous les hommes libres qui tombèrent entre leurs mains ; après quoi ils se retirèrent, et chacun regagna ses foyers.

Les Argiens firent à leur tour une expédition contre Phlioute, dont ils ravagèrent le territoire. Ils en voulaient à cette ville pour avoir reçu leurs bannis ; c’est là en effet que la plupart d'entre eux avaient trouvé un asile.

Le même hiver, les Athénien? bloquèrent les côtes de la Macédoine [*](Je lis, avec la plupart des éditeurs modernes : κατέκλησαν.... Μακεδονίαν Ἀθηναῖοι, Περδίκκᾳ έπικαλοῦντες etc., au lieu de Μακεδονίας.... Περδίκκαν, ce qui signifierait qu’ils fermèrent à Perdiccas l’accès de son propre royaume. Gôller est l’auteur de cette correction, que le sens rend indispensable. Seulement il lit Μακεδονίας. ). Us ne pardonnaient pas à Perdiccas de s'être ligué avec Argos et Lacédémone, comme aussi d’avoir, à l’époque où Nicias fils de Nicératos se disposait à marcher contre Amphipolis et les Chalcidéens du littoral de la Thrace [*](Thucydide n’a pas fait mention, dans ce qui précède, de cette expédition préparée par les Athéniens contre Amphipolis, et probablement postérieure à la mort de Brasidas. ), abandonné l’alliance et occasionné par sa retraite la dispersion de l’armée. Ils le traitèrent donc en ennemi. Là-dessus Thiver se termina, ainsi que la quinzième année de la guerre.

L’été suivant (a), Alcibiade se rendit à Argos avec vingt vaisseaux. Il enleva trois cents Argiens, qui étaient encore suspects d’attachement pour Lacédémone, et les déposa dans les îles voisines qui dépendaient d’Athènes.

Les Athéniens firent une expédition contre l’île de Mélos avec trente de leurs vaisseaux, six de Ghios et deux de Lesbos. Ils avaient à bord douze cents hoplites athéniens, trois cents archers et vingt archers à cheval, indépendamment de quinze cents hoplites fournis par les alliés et par les insulaires. Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient d’imiter les autres habitants des îles en s'avouant sujets d’Athènes. Au commencement, ils avaient gardé la neutralité et s’étaient tenus en repos ; mais ensuite, forcés par les dévastations que les Athéniens commettaient sur leurs terres, ils en étaient venus à une guerre ouverte. Les généraux athéniens, Cléomédès fils de Lycomédès et Tisias fils de Lysimachos, campèrent avec leur armée sur le territoire de Mélos ; mais, avant d’y exercer aucun ravage, ils envoyèrent des ambassadeurs chargés de parlementer. Les Méliens, au lieu de les introduire dans l'assemblée (") Seizième année de la guerre, an 446 av. J.-C.

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du peuple, les inyitèrent à s’expliquer sur l'objet de leur mission devant les magistrats et les principaux citoyens. Les députés athéniens parlèrent en ces termes :

Les Athéniens. Puisqu’on ne nous permet pas de nous faire entendre de la multitude, mais qu’on nous introduit seulement auprès d’un petit nombre d’auditeurs, de peur sans doute qu’un discours soutenu, persuasif et sans réplique immédiate n’induise votre peuple en erreur, vous qui siégez ici, procédez plus sûrement encore. Laissez là les discours suivis, et examinez les questions au fur et à mesure qu’elles vous seront soumises. Quand nous aurons énoncé une opinion, si elle vous paraît inadmissible, réfutez-la sur-le-champ; et, pour commencer, dites si cette proposition vous agrée.

Les Méliens. Nous n’avons rien à objecter contre cette manière calme et modérée de s’éclairer mutuellement; cependant elle nous semble s’accorder mal avec la guerre qui nous menace, non dans un avenir éloigné, mais à l’instant même. Nous le voyons : vous vous posez en juges de nos paroles ; et l’issue probable de cette discussion sera pour nous la guerre, si, fondés sur le droit, nous refusons de céder, ou, dans le cas contraire, l’esclavage.

Les Athéniens. Si vous êtes réunis pour calculer les chances d’un avenir incertain, au lieu d’aviser au salut immédiat de votre patrie, nous garderons le silence ; autrement nous parlerons.

Les Méliens. Il est naturel et pardonnable, dans la situation où nous sommes, de s’écarter parfois, et en pfensée et en paroles, de la question proposée. Nous reconnaissons que cette réunion a pour objet notre salut. Rien ne s’oppose donc à ce que la discussion reste dans les termes où vous voulez la maintenir.

Les Athéniens. Nous n’irons point chercher de belles phrases; et nous n’entreprendrons pas de démontrer, par de longs discours qui ne convaincraient personne, que notre domination se justifie par nos triomphes sur les Mèdes, et notre agression actuelle par vos torts envers nous. Mais de votre côté, ne venez pas non plus nous dire que c’est en qualité de colons de Lacédémone que vous avez refusé de vous joindre à nous, et quà cet égard vous êtes sans reproche. Il faut se tenir dans les limites du possible, et partir d’un principe universellement admis : c’est que, dans les affaires humaines, on se règle sur la justice quand de part et d’autre on

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en sent la nécessité, mais que les forts exercent leur puissance et que les faibles la subissent.

Les Méliens. Eh bien, pour nous placer sut le ternis de l’intérêt — nous y sommes obligés, puisque vous ériges en principe l'utile plutôt que le juste, — selon nous cet intérêt exige que vous ne fassiez pas abstraction de l’utilité commune, mais qu’il soit bien entendu que, pour quiconque se trouve es danger, la convenance se substitue au droit, et que, n’eét-il à alléguer que les raisons les plus faibles, il doit être admis iles faire valoir. Cette manière de poser la question est aussi bien dans votre sens que dans le nôtre; car, si vous poussiez à l’excès l’esprit de vengeance et que vous vinssiez à éprouver des revers, on ne manquerait pas de rétorquer contre vous l’exemple que vous auriez donné.

Les Athéniens. Si notre domination doit avoir un terme, nous sommes loin de nous en alarmer. Ce ne sont pas les peuples possesseurs d’un empire, tels que les Lacédémoniens, qui sont redoutables aux vaincus: d’ailleurs il n’est pas question des Lacédémoniens ; ce sont les sujets, lorsqu’il leur arrive d’attaquer et de vaincre leurs anciens maîtres. Mais ceci nofcs concerne à nos risques et périls. Ce que nous tenons à établir, c’est que nous sommes ici pour le bien de notre empire et que nous parlons en vue de votre salut, notre désir étant de vous commander sans obstacle et de vous voir sauvés dans l’intérêt des deux partis.

Les Méliens. Et comment peut-il être aussi avantageux à nous d’être esclaves qu’à vous de dominer?

Les Athéniens. C’est qu'en vous soumettant vous éviteriez les derniers malheurs, et que nous trouverions notre compte à vous les épargner.

Les Méliens. Et si nous restions neutres et tranquilles, en étant vos amis au lieu d’être vos ennemis, vous n'y consentiriez pas?

Les Athéniens. Non; car votre hostilité nous est moins préjudiciable qu’une amitié qui, aux yeux de nos sujets, serait un indice de faiblesse, tandis que votre haine atteste notre puissance.

Les Méliens. Vos sujets ont-ils donc assez peu de discernement pour placer sur le même rang les peuples qu’aucun lien n’attache à vous et ceux qui, étant vos colons — comme c’est le cas du plus grand nombre, — se sont révoltés et ont été soumis ?

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Les Athéniens. Ils pensent que ni les uns ni les antres ne manquent d’arguments plausibles; mais que ceux qui se conservent le doivent à leur puissance et à la crainte qui nous empêche de les attaquer. Aussi, en vous subjuguant, non-seulement nous augmenterons le nombre de nos sujets, mais encore nous assurerons notre sécurité; d’autant plus qu’insulaires et moins puissants que d’autres, vous ne sauriez tenir tête aux dominateurs des mers.

Les Méliens. Et ne croyez-vous pas qu’une conduite opposée offrirait les mêmes gages de sécurité? — Puisque vous nous avez fait sortir du terrain de la justice pour nous amener sur celui de l’utilité, force nous est de démontrer que votre intérêt se confond avec le nôtre. — Ceux qui sont neutres aujourd’hui, comment ne les pousserez-vous pas à vous faire la guerre, lorsque, tournant les regards vers nous, ils penseront qu’un jour ou l’autre vous marcherez contre eux? N'est-ce donc pas accroître vos ennemis actuels et attirer malgré eux contre vous des peuples qui n'y songeaient même pas?

Les Athéniens. Nullement. Les peuples que nous redoutons le plus ne sont pas ceux du continent, qui, par cela même qu’ils sont libres, ne se presseront pas de nous attaquer; ce sont les insulaires indépendants comme vous l’êtes, et ceux qui, déjà soumis à notre joug, ne le supportent qu’avec peine. Ce sont eux qui, obéissant à un entraînement irréfléchi, pourraient nous précipiter avec eux dans l’abîme.

Les Méliens. A coup sûr, puisque rien ne· coûte, à vous pour maintenir votre domination, à eux pour s’y soustraire, il y aurait bien de la faiblesse et de la lâcheté à nous qui sommes encore libres, à ne pas tout risquer plutôt que de tomber dans l’esclavage.