History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

L’été suivant [*](Dixième année de la guerre, 422 avant J.-C.), la trêve d’une année expirait aux jeux Pythiques[*](On admet communément que les jeux Pythiques se célébraient en automne la troisième année de chaque olympiade. Cette époque cadre mal avec la fin de la trêve, qui avait commencé le 10 du mois Élaphébolion (mars-avril). Aussi, pour éluder cette difficulté, a-t-on proposé d’entendre cette phrase comme si la trêve était expirée et que la guerre eût recommencé jusqu’aux jeux Pythiques, à l’occasion desquels une nouvelle trêve aurait eu lieu; explication bien compliquée et qui s’accorde mal avec la précision ordinaire du récit de Thucydide. L’époque des jeux Pythiques est controversée. Ne pourrait-on pas inférer de ce passagequ’ils avaient lieu au printemps? ). Elle durait encore lorsque les Athéniens expulsèrent de leur île les habitants de Délos, comme coupables d’un ancien délit qui, suivant eux, entachait leur caractère sacré. D’ailleurs ils trouvaient que ce point manquait encore à la purification mentionnée ci-dessus[*](Voyez liv. III, ch. civ. On reprochait aux Déliens de n’avoir pas toujours respecté la sainteté de leur île. ), et pour laquelle ils avaient cru devoir enlever les tombes des morts. Les Déliens se retirèrent en Asie, à Atramyttion, que Pharnacès leur donna [*](Pharnacès était le père de Pharnabaze et le satrape de la province Dascylitide pour le roi Artaxerxès. Voyez liv. VIII, ch. vi et LVIII. ), et où s’établirent ceux d’entre eux qui le voulurent.

A l'expiration de la trêve, Cléon obtint des Athéniens d’être envoyé sur le littoral de la Thrace avec douze cents hoplites et trois cents cavaliers d’Athènes, un plus grand nombre d’alliés et trente vaisseaux. Il toucha en premier lieu à Scione, dont le siège durait encore ; et, après avoir renforcé son armée d’un certain nombre d’hoplites tirés des assiégeants, il alla descendre au port des Colophoniens[*](Place maritime appartenant aux Toronéens. On ignore l’origine de son nom et le rapport qu’il pouvait avoir avec la ville de Colophon en Ionie. ), à quelque distance de Torone. Averti par des transfuges que Brasidas n’était pas dans la place et qu’elle avait peu de défenseurs, il marcha contre elle avec ses troupes de terre, et détacha dix vaisseaux pour pénétrer dans le port. Il s’approcha d’abord de la nouvelle enceinte que Brasidas avait élevée pour annexer le faubourg à la ville par le moyen d’une brèche pratiquée dans l’ancien mur.

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Le commandant lacédémonien Pasitélidas[*](Au liv. IV, ch. cxxxn, le commandant lacédé-monien de Torone est appelé, sans variante, Épitélidas. Il faut donc admettre, ou bien un changement de gouverneur à un si court intervalle, ou bien, ce qui est plus probable, une confusion de noms. ) l’attendait derrière les remparts à la tête de la garnison ; cependant, la vigueur de l’attaque et l’apparition des vaisseaux détachés contre le port lui firent craindre que si ces derniers trouvaient la ville dégarnie et que le mur d’enceinte fût pris, lui-même ne se vît enfermé dans le faubourg. Il l’évacua donc pour se porter à la course vers la ville; mais il fut prévenu par les Athéniens. Ceux de la flotte occupaient déjà Torone; l’armée de terre, serrant de près les ennemis , se jeta avec eux tout d’un trait dans la brèche de l’ancien mur. Une partie des Pélo-ponésiens et des Toronéens périrent dans la mêlée ; le reste fut fait prisonnier, notamment Pasitélidas. Pour Brasidas, il venait au secours de Torone ; mais, informé en route qu’elle était prise, il rebroussa chemin. Il ne s’en fallut que de quarante stades qu’il n’arrivât à temps. Cléon et les Athéniens érigèrent deux trophées, l’un près du port, l’autre près du mur d’enceinte. Ils réduisirent en esclavage les femmes et les enfants des Toronéens ; les hommes furent envoyés à Athènes avec les Péloponésiens et les Chalcidéens qui se trouvaient dans la ville. En tout, ces captifs étaient au nombre de sept cents. Plus tard, lorsque la paix fut conclue, les Péloponésiens furent mis en liberté, et le reste échangé homme pour homme par les Olynthiens.

Environ la même époque, les Béotiens prirent par trahison Panacton, forteresse athénienne, située sur les confins des deux pays. Cléon, après avoir mis garnison dans Torone, leva l’ancre et doubla l’Athos, pour se diriger sur Amphipolis.

Vers le même temps, Phéax, fils d’Érasistratos, partit avec deux vaisseaux pour l’Italie et la Sicile, où il était député, lui troisième, par les Athéniens. Depuis que ceux-ci avaient quitté la Sicile après l’édit de pacification[*](Voyez liv. IV, ch. xxv. ), les Léontins avaient accordé le droit de cité à beaucoup de monde, et le peuple méditait le partage des terres. Instruits de ce projet, les riches appelèrent les Syracusains et chassèrent le parti démocratique. Ces bannis se dispersèrent çà et là. Quant aux riches, ils traitèrent avec les Syracusains, abandonnèrent leur ville, qui devint déserte, et allèrent s’établirent à Syracuse, qui leur donna le titre de citoyens. Plus tard, quelques-uns d’entre eux, mécontents de ce séjour, quittèrent Syracuse pour se retirer à Phocées, quartier de la ville des Léontins, et à Bncinnies , petit fort du même territoire. La plupart des bannis de la faction populaire vinrent les rejoindre, et soutinrent la guerre à

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l’abri de ces remparts. Informés de cet état de choses, les Athéniens avaient député Phéax pour engager les alliée de ces contrées[*](Contre les Syracusains, qui voulaient les forcer à résider à Syracuse. ) et, s’il se pouvait, les autres Grecs de Sicile, à réunir leurs armes contre Syracuse et à sauver le peuple lécntin.

A son arrivée, Phéax réussit à persuader les Camarinéens et les Agrigentins; mais ayant rencontré de l’opposition dans Gela, il ne poussa pas plus loin des démarches dont il pressentait la stérilité. Il revint à Catane par le pays des Sicules, visita Brioinnies, releva le courage des habitants, et repartit.

Dans sa traversée en Sicile et à son retour, Phéax essaya d’engager quelques villes d’Italie dans l’alliance d’Athènes. Il rencontra des Locriens, expulsés de Messine, où ils s’étaient établis à la suite de la pacification de la Sicile. A cette époque, l’un des deux partis qui divisaient Messine avaient appelé les Locriens; ceux-ci avaient envoyé une colonie dans cette ville, dont ils étaient devenus les maîtres pour un certain temps [*](Plus tard une réaction les en avait chassés. ). Phéax, les ayant donc rencontrés, ne leur fit aucun mal ; car il venait de conclure alliance avec les Locriens [*](Locriens-Épizéphyriens, habitants de la ville de Locres en Italie. ) au nom d’Athènes. C’étaient les seuls alliés qui, lors de la pacification de la Sicile, n’eussent pas traité avec les Athéniens ; même alors ils ne l’auraient pas fait, s’ils n’eussent eu sur les bras une guerre contre les Itoniens et les Méléens, leurs voisins et leurs colons. Phéax revint ensuite à Athènes.

Cependant Cléon, après avoir quitté Torone, avait cinglé contre Amphipolis. D’Éïon, il était allé attaquer Stagire. colonie des Andriens. Il ne l’avait point prise; mais il avait emporté d’assant Galepsos, colonie des Thasiens. Il avait envoyé une première députation à Perdiccas, lui demander, aux termes du traité, de venir le joindre avec des troupes, et une seconde en Thrace auprès de Pollès, roi des Odornantes, ponr qu’il amenât le plus possible de Thraces mercenaires. En attendant, il restait cantonné à Ëïon.

Instruit de ces détails, Brasidas alla se poster en face des Athéniens, au-dessus de Cerdylion. C’est une place appartenant aux Argiliens et située sur une éminence, de l’autre côté du fleuve[*](En partant d’Amphipolis. Le fleuve est le Strymon. ), à peu de distance d’Amphipolis. De ce point ruinai-nant, ses regards plongeaient sur toute la contrée environnant e, en sorte que Cléon ne pouvait lui cacher aucun de ses mouvements. Brasidas avait bien prévu que, dédaignant le petit nombre de ses troupes, il monterait à Amphipolis awc les seules forces qu’il avait sous la main. Lui-même se ménageait un renfoK de quinze cents Thraces mercenaires et appelait

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la levée en masse des Édoniens, peltastes et cavaliers. Il avait mille peltastes myrciniens ou chalcidéens, sans compter cenx de Fendrait, environ deux mille hoplites, enfin, trois cents cavaliers grées. De ces troupes, Brasidas ne prit avec lui que quinze cents hommes, lorsqu’il vint camper sur les hauteurs de Cerdylion. Le reste était à Amphipolis sous les ordres de Gtëaridas.

Ctéon ne remuait pas encore; mais enfin il fut obligé de faire ce que Brasidas attendait. En effet ses soldats, fatigués de leur inaction, se prirent Il considérer comment il les allait conduire; à combien d’expérience et d’audace il opposerait son ineptie et sa pusillanimité ; enfin avec quelle répugnance ils avaient quitté leurs foyers pour le suivre. Informé de ces murmures, Qiéon ste voulut pas que ses soldats s’ennuyassent de leur immobilité. Il leva le camp et se mit en marche: La manoeuvre qu’il employa fut la même qui lui avait réussi à Pylos et im avait fait croire à son génie. Il pensait que personne n’oserait l’attaquer. Il montait, disait-il, pour une simple exploration; s’il attendait du renfort, ce n’était pas pour s’assurer, en cas d’engagement, la supériorité du nombre, mais pour investir la place et l’emporter de haute lutte.

Il s’avança âme et prit position en face d’Amphipolis sur une colline escarpée ; puis il alla jeter un .coup d’œü sur le lac formé par le Strymon[*](Le lac Cercinitis, au N. d’Amphipolis. ) et sur le site de la ville du côté de Thrace. Il croyait pouvoir à son gré se retirer sans combat. Personne ne se montrait sur les murs; personne ne sortait des portes, qui toutes étaient fermées. Aussi regrettait-il de n’avoir pas amené des machines, s’imaginant qu'il aurait pu prendre la ville, dans l’abandon où elle se trouvait.

Pour Brasidas, il ne vit pas plus tôt les Athéniens en moevement, qu’il descendit des hauteurs de Cerdylion et rentra dans Amphipolis. Il renonça à faire des sorties et à se déployer devant les Athéniens. Il se défiait de ses forces et les croyait “trop inférieures, non pas en nombre (elles se balançaient presque), mais en qualité ; eu effet l’armée athénienne était exclusivement composée de milices d’Athènes et des meilleurs soldats de Lemnos et d’Imbros. Il méditait un stratagème. S’il eût montré l’effectif de ses troupes et leur chétive tenue, il aurait eu moins de chances de vaincre qu’en les dérobant à la vue et en laissant les Athéniens dans un mépris mal fondé. Il choisit donc cent cinquante hoplites et confia le reste à Cléa-ridas. Son dessein était d’attaquer subitement les Athéniens

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ayant leur retraite ; car il ne croyait pas qu’il fût possible, lorsqu’ils auraient reçu leurs renforts, de les trouver une autre fois réduits à eux-mêmes. Ayant donc rassemblé ses soldats pour les animer et leur exposer son projet, il leur parla en ces termes :

« Soldats Péloponésiens, je pourrais simplement vous rappeler que nous venons d’une contrée toujours libre par son courage, et que Doriens vous allez combattre ces Ioniens que vous avez tant de fois vaincus. Mais je veux vous exposer mon plan d’attaque, afin que vous ne soyez pas découragés par la pensée que j’ai tort de n’engager qu’une partie de mes forces.

« C’est sans doute par mépris pour nous et dans l’espoir que nul ne sortirait à leur rencontre, que les Athéniens sont montés sur la colline, où, sans aucun ordre, ils contemplent en pleine sécurité le paysage qui s’offre à leurs yeux. Lorsqu’on aperçoit de telles fautes chez un ennemi et qu’on mesure ses forces pour l’attaquer, non pas ouvertement ni en bataille rangée, mais en tirant parti des circonstances, on est presque assuré du succès. Ruses glorieuses, par lesquelles en trompant ses adversaires on rend les plus grands services à ses amis. t Ainsi, pendant qu’ils sont encore plongés dans une confiance aveugle et qu’ils songent plutôt à se retirer qu’à s’établir, je veux profiter de leur inadvertance, et, sans leur laisser le temps de la réflexion, les gagner, s’il se peut, de vitesse en me jetant avec les miens sur le centre de leur armée. a Pour toi, Cléaridas, quand tu me verras, aux prises avec eux, les frapper probablement d’épouvante, prends avec toi tes soldats, ceux d’Amphipolis et les autres alliés ; fais brusquement ouvrir les portes ; sors à la course, et viens au plus tôt me rejoindre. Ton aspect ne peut manquer de les effrayer; car un nouvel ennemi est bien plus formidable que celui qui est en présence et déjà engagé. Montre-toi courageux en vrai Spartiate.

« Et vous, alliés, suivez-le résolûment. Songez que pour la victoire trois choses sont nécessaires : la volonté, l’honneur, la subordination. Si en ce jour vous faites preuve de bravoure, vous pouvez compter sur la liberté et sur l’alliance de Lacédémone; sinon, esclaves d’Athènes, — à supposer que vous ne soyez pas vendus ou mis à mort,—vous sentirez le joug s’appesantir sur vos têtes, et vous aurez entravé la délivrance du reste des Grecs.

« Mais non, vous ne faiblirez pas ; vous penserez au prix de

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la lutte; et moi je ferai voir que, si je sais exciter les autres, je nef suis pas moins capable d’agir. »

Après ces paroles, Brasidas prépara sa sorfcie et plaça le surplus de ses troupes, sous Cléaridas, aux portes dites de Thrace, avec ordre de marcher quand il en serait temps. Cependant on avait vu Brasidas descendre des hauteurs de Cerdjlion et rentrer dans la ville, qui est toute à découvert. On le voyait distinctement faire un sacrifice devant le temple de Minerve [*](Les autels destinés aux sacrifices n’étaient pas dans les temples, mais dans les pourpris extérieurs. ) et achever ses dispositions. Gléon était allé en reconnaissance, lorsqu’on lui annonce qu’on discerne dans la ville toute l'armée ennemie, et que par-dessous les portes on voit les pieds des chevaux prêts à sortir. Sur cet avis, il s’approche ; et, après avoir vérifié le fait, ne voulant pas risquer le combat avant l’arrivée de ses auxiliaires, persuadé d’ailleurs qu’il avait le temps d'opérer sa retraite, il commande le départ. La seule manœuvre praticable était de se replier par la gauche sur Ëïon. Cléon en donne l’ordre ; mais, trouvant dans ce mouvement trop de lenteur, il fait tourner l’aile droite et emmène l’armée en présentant à l’ennemi le flanc découvert[*](Le côté droit, non protégé par le bouclier. L’armée athénienne était déployée sur les hauteurs qui s’étendent à lΈ. d’Amphipolis, ayant sa droite du côté du lac Cercinitis, sa gauche du côté qui regarde la mer et la ville d’Êion. En présence de l’ennemi, elle ne pouvait se retirer que par la manœuvre d’abord indiquée. L’aile gauche devait se replier la première et prendre position, pour permettre à la droite d’opérer à son tour son mouvement rétrograde. Celle-ci devait jusque-là faire face aux ennemis, afin de masquer la retraite. La précipitation de Cléon fit changer cette prudente manœuvre et amena la déroute des Athéniens. ). Alors Brasidas, qui voit l’instant propice et un certain flottement dans l’armée athénienne, dit à ceux qui l’entouraient : « Ces gens ne nous attendent pas ; on le voit assez à l’agitation de leurs lances et au mouvement de leurs têtes; d’ordinaire, ceux qui font cette contenance n’attendent pas l’ennemi. Qu’on m’ouvre les portes que j’ai dites, et marchons à l’instant sans crainte. »

Là-dessus il sort par la porte voisine de la palissade et par la première de la longue muraille qui existait alors[*](La muraille mentionnée au liv. IV, ch. en. Amphipolis avait une double enceinte du côté qui n’était pas couvert par le Strymon. ).Il s’élance à la course, en ligne directe, vers l’endroit le plus escarpé, où se trouve actuellement un trophée. Il se jette sur le centre des Athéniens, effrayés de leur désordre, confondus de son audace, et les met en déroute. En même temps Cléaridas; d’après le plan concerté, sort par les portes de Thrace et débouche avec le gros de l’armée, Son attaque brusque et imprévue achève de semer le trouble parmi les Athéniens. Leur aile gauche, déjà bien avancée vers Ëïon, se rompt à l’instant. Brasidas la laisse fuir et se rabat sur l’aile droite ; mais là il est blessé et tombe sans que les Athéniens s’en aperçoivent. Ceux qui l’çntouraient le relèvent et le rapportent dans la ville. L’aile droite des Athéniens tînt plus longtemps. Pour Cléon, qui n’avait pas songé un seul instant à rester , il s’enfuit au plus vite ; mais il fut atteint et tué par un peltaste myrcinien. Les hoplites se concentrèrent sur la colline, soutinrent deux ou trois charges

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de Cléaridas, et ne plièrent que lorsque la cavalerie myrci-nienne et chalcidéenne, jointe aux peltastes, les eut enveloppés, criblés de traits, et finalement mis en déroute.

C’est ainsi que toute l’armée athénienne se sauva, non sans peine, et se dispersa en tous sens à travers les montagnes. Ceux qui «e périrent pas sur-le-champ dams la mêlée, ou plus tard sous les coups de la cavalerie chalcidéenne et des peltastes trouvèrent un refuge à Ëïon.

Cependant ceux qui avaient relevé Brasidas le rapportèrent, encore vivant, du champ de bataille à Amphipolis. B eut le temps d'apprendre sa victoire, avant de rendre le dernier soupir. Le'reste de l’armée, revenu de la poursuite avec Cléaridas, dépouilla les morts et dressa un trophée.

Après cela, tous les alliés assistèrent en armes aux funérailles de Brasidas, Il fut enterré aux frais du public dans la ville, à l'entrée de la place actuelle [*](La loi chez les Grecs ne permettait pas d’enterrer dans l’intérieur des villes. On ne dérogeait à cet usage que pour les fondateurs de la cité ou pour des bienfaiteurs signalés. Dans ce cas, le tombeau était considéré comme un sanctuaire. C’est ainsi que Ti-moléon fut enterré sur la place publique de Syracuse, et Thémistocle sur celle de Magnésie. ). Les Amphrpohtams entourèrent son tombeau d’une balustrade ; ils lui offrent des victimes comme à un héros, et ont institué en son honneur des jeux et des sacrifices annuels. Enfin , ils lui ont dédié la colonie comme à son fondateur, après avoir renversé les monuments d’Hagnon[*](L’ancien conducteur de la colonie athénienne (liv. IV, ch. eu), et qui, en cette qualité, conservait à Amphipolis les honneurs rendus par les colonies à leurs fondateurs. ), et fait disparaître toutes les traces de son établissement. Ils regardaient Brasidas comme leur sauveur. C’était d’ailleurs, sur le moment, un hommage rendu à Lacédémone, dont ils se ménageaient alors l’alliance et l’appui, tandis qu’ennemis d'Athènes, ils n’avaient plus le même intérêt ni le même plaisir à honorer Hagnon. Ils rendirent leurs morts aux Athéniens. La perte de ces derniers dans cette journée avait été de six cents hommes, celle des ennemis seulement de sept; en effet, ce ne fut point un combat régulier, mais une simple rencontre précédée d’une panique. Après l’enlèvement des morts, les Athéniens mirent à la voile pour Athènes. Cléaridas réorganisa l’administration d’Amphipolis.

Sur la fin du même été , les Lacédémoniens Ramphias, Autocharidas et Epicÿdidas partirent, avec un renfort de neuf cents hoplites, pour le littoral de la Thrace. Arrivés à Héraclée en Trachinie, ils opérèrent dans cette ville les réformes qui leur parurent indispensables. Ils y étaient encore à l’époque de la bataille d’Amphipolis. Là-dessus l’été finit.

Dès l’entrée de l’hiver suivant, Ramphias et ses collègues s’avancèrent jusqu’à Piérion en Thessalie ; mais l’opposition des Thessaliens et la mort de Brasidas, auquel ce renfort était destiné, les décidèrent à rebrousser chemin. Ils estimaient

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leur mission superflue depuis la défaite et la retraite des Athéniens., et iis ne se senlaieift pas capables de poursuivre à eux seuls tes projets de Brasidas. Ce qui acheva de les déterminer, ce iut qu’à leur départ les Lacédémoniens leur avaient paru animés d’intentions pacifiques.

Aussitôt après la bataille d’Amphipolis et . la retraite de Raraphias de Thessalie, les deux partis se montrèrent également las de la guerre et désireux de la paix. Les Athéniens, qui venaient d’essuyeT coup sur coup deux défaites, à Délion et à Amphipolis, n’avaient plus dans leurs forces cette confiance .absolue qui naguère leur avait fait Tepousser les ouvertures de conciliation et les avait persuadés de la stabilité de leur fortune actuelle. Ils craignaient que leurs alliés, enhardis paT ces revers, ne fussent toùjours plus enclins à la défection, et ils regrettaient de n’avoir pas profité des événements de Pylas pour traiter avec avantage. De leur côté , les Lacédémoniens voyaient la guerre prendre une tournure tout autre qu’ils n’avaient espéTé. Ils avaient cru n’avoir qu’à ravager l’Attique pour abattre en peu d’années la puissance des Athéniens. Au lien de cela, ils avaient éprouvé à Sphactérie un désastre sans exemple dans les annales de Sparte ; leurs campagnes étaient pillées par les garnisons de Pylos et de Cythère ; leurs Hilotes désertaient, et il était à craindre queceux de l’intérieur, donnant la main à ceux du dehors, ne saisissent la première occasion pour renouveler leur révolte. De plus, la trêve de trente ans conclue avecles Argiens était sur le point d'expirer, et ceux-ci refusaient de la proroger à moins qu’on ne leur Tendît la Cynu-rie[*](District de Thyréa, situé entre la Laconie et l’Ar-golide. Il avait anciennement appartenu aux Argiens, qui n’avaient jamais cessé de le revendiquer. Voyez Hérodote, liv. I, ch. lxxxit. ). Or, il paraissait impossible de soutenir à la fois la guerre contre Athènes et contre Argos. Enfin ils soupçonnaient avec raison certaines villes du Péloponèse d’incliner vers les Argiens.

Tout cela faisait sentir aux uns comme aux autres la nécessité d’un rapprochement. Les Lacédémoniens surtout le désiraient à cause de leurs prisonniers de l’île, dont plusieurs étaient des Spartiates du premier rang et alliés aux meilleures familles. Aussi des négociations avaient-elles été entamées dès l’origine de leur captivité ; mais les Athéniens, enorgueillis de leurs succès, s’étaient montrés intraitables. Depuis la malheureuse affaire de Délion, les Lacédémoniens, les voyant mieux disposés, s'étaient empressés de conclure avec eux la trêve d’un an, pendant laquelle on devait ouvrir des conférences pour une paix définitive.

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Après la défaite des Athéniens à Amphipolis , après la mort de Gléon et deBrasidas, les deux plus fougueux partisans de la guerre, — l’un, parce qu’il lui devait ses triomphes et sa gloire, l’autre, parce qu’il sentait qu’en temps calme, ses prévarications seraient plus flagrantes et ses calomnies moins écoutées,—les hommes qui, dans les deux villes, aspiraient à jouer le premier rôle, savoir Plistoanax, fils de Pausanias, roi des Lacédémoniens, et Nicias, fils de Nicératos, le plus heureux des généraux de cette époque, élevèrent la voix en faveur de la paix. Nicias voulait, pendant que sa renommée était encore intacte, mettre son bonheur à couvert, procurer quelque repos à sa patrie et à lui-même, enfin, s’assurer la réputation de n’avoir entraîné l’État dans aucun malheur. Pour cet effet, il avait besoin d'écarter les dangers et de s'exposer le moius possible; la paix lui était donc indispensable. Quant à Plistoanax, il était en butte aux attaques de ses ennemis, qui ne cessaient d’attribuer à l’illégalité de son retour tous les revers de Lacédémone. Ils l’accusaient d’avoir, conjointement avec son frère Aristoclès, suborné la Pythie, pour qu’elle répondît aux Lacédémoniens chargés de consulter l’oracle de Delphes, qu’ils eussent à rappeler delà terre étrangère dans sa patrie la race du demi-dieu, fils de Jupiter[*](Hercule, ancêtre des rois de Lacédémone. ), sous peine de labourer avec un soc d’argent[*](Leur donnant à entendre que leur sol serait frappé de stérilité, et qu’ils ne se procureraient des vivres qu’à un prix exorbitant. ). Ce Plistoanax avait été exilé dan£ le temps comme suspect d’avoir reçu des présents pour évacuer l’Âtti· que. Il s’était réfugié sur le mont Lycée, où, par crainte des Lacédémoniens, il habitait une maison à moitié attenante an temple de Jupiter[*](Afin d’y être à l’abri comme dans un asile, sans toutefois se priver de l’usage d’une habitation profane. Il y avait sur le mont Lycée, en Arcadie, un célèbre temple de Jupiter Lycéen (Pausanias, liv. VIII, ch. xxxviii). ). Au bout de dix-neuf ans, conformément à l’oracle, il fut enfin rappelé par les Lacédémoniens, qui fêtèrent son retour par les mêmes chœurs et les mêmes sacrifices que lors de la fondation de Lacédémone et de l’installation de leurs premiers rois. Fatigué de ces clameurs, et persuadé que le rétablissement de la paix et la délivrance des prisonniers ôteraient à ses ennemis toute prise contre lui, au lieu qu’en temps de guerre la mauvaise fortune est invariablement imputée aux chefs, Plistoanax travaillait de tout son pouvoir à une solution pacifiqqe.

Pendant tout l’hiver et jusqu’à l’approche du printemps, les pourparlers continuèrent. En même temps, les Lacédémoniens, afin de rendre les Athéniens plus traitables, agitèrent l’épouvantait de préparatifs guerriers, et firent savoir à toutes les villes qu’ils allaient construire des forts en Àttique. Enfin, après maintes conférences, maintes prétentions élevées

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de part et d’autre , on tomba d’accord de faire la paix à condition que chacun restituerait ce qu'il avait acquis par les armes. Niséa seule resta aux Athéniens, et voici pourquoi. Lorsqu’il fut question de rendre Platée, les Thébaiüs soutinrent qu’elle s’était soumise de gré et non de force, en vertu d’une convention libre et non par trahison. Les Athéniens en dirent autant de Niséa.

Les Lacédémoniens convoquèrent leurs alliés. Tous votèrent pour la paix, excepté les Béotiens, les Corinthiens, les Éléens et les Mégariens, qui en désapprouvaient les conditions. Le traité fut conclu et ratifié par l’échange des libations et des serments, entre lés Athéniens et les Lacédémoniens. En voici la teneur :

« Les Athéniens et les Lacédémoniens, ainsi que leurs alliés, ont fait la paix aux conditions ci-après indiquées et dont chaque ville a juré l’observation.

« En ce qui concerne les temples communs [*](C’est-à-dire qui n’appartenaiedt pas en particulier à une ville, mais qui étaient la propriété de tous les Grecs; par exemple le temple de Delphes, appartenant aux villes Amphictyoni-ques, et celui de Délos aux Ioniens. ), chacun pourra s’y rendre, sacrifier, consulter les oracles, assister aux fêtes, conformément aux usages de nos pères, soit par terre, soit par mer, sans crainte de danger.

« En ce qui concerne l’enceinte et le temple d’Apollon à Delphes , ainsi que les habitants de Delphes, ils seront indépendants, affranchis de tout tribut et de toute juridiction étrangère, eux et leur territoire, conformément aux usages de nos pères. a La paix durera cinquante ans, entre les Athéniens et leurs alliés d’une part, les Lacédémoniens et leurs alliés d’autre part, sans dol ni fraude, soit sur terre, soit sur mer.

« Tout acte d’hostilité est interdit aux Lacédémoniens et à leurs alliés envers les Athéniens et leurs alliés , ainsi qu’aux Athéniens et à leurs alliés envers les Lacédémoniens et leurs alliés.

« S’il s’élève entre eux quelque différend, ils auront recours aux voies légales et aux serments, et se conformeront aux tran-# sactions qui seront intervenues.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés rendront aux Athéniens Amphipolis.

« Dans toutes les villes restituées par les Lacédémoniens aux Athéniens, les habitants seront libres de se retirer où bon leur semblera, e$ emportant ce qui leur appartient. Ces villes se gouverneront d’après leurs propres lois, en payant le tribut tel qu’il a été fixé du temps d’Aristide [*](Lors de la conclusion de l’alliance primitive avec les Athéniens après les guerres Médiques. ). La paix conclue, les

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Athéniens et leurs alliés s’abstiendront de toute hostilité contre ces villes, A la condition qu’elles payent, ledit tribut. Cès villes sont Argilos, Stagire, Acanthe, Scolos[*](La défection de Scolos n’est pas mentionnée par Thucydide. ), Olynthe, Spartolos. Elles ne seront alliées ni de Lacédémone, ni d’Athènes. Toutefois, si les Athéniens les persuadent d’entrer dans leur alliance, elles le pourront de leur plein gré.

« Les Mécyberniens , les Sanéens, les Singiens resteront en possession de leurs villes, ainsi que les Olynthiens elles Acan-thiens.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés rendront aux Athéniens Panacton. Les Athéniens rendront aux-Lacédémoniens Cory-phasion, Cythère, Méthone, Ptéléos et Atalante. Ils rendront également tous les Lacédémoniens qui sont détenus à Athènes ou dans tout autre lieu de la domination athénienne. Ils lasseront libres les Péloponésiens assiégés dans-Scione, tous les alliés des Lacédémoniens qui se trouvent dans cette place, tous ceux que Brasidas y a fait passer, enfin tous les alliés des Lacédémoniens qui se trouvent détenus à Athènes ou dans tout autre endroit de la. domination athénienne.

« Les Lacédémoniens et leurs alliés rendront pareillement tous ceux des Athéniens ou dè leurs alliés qui sont entre leurs mains.

« Quant aux villes de Scione, de Torone, de Sermylé et antres au pouvoir des Athéniens,, ceux-ci seront libres d’en disposer à leur gré. a Les Athéniens s’obligeront par serment envers les Lacédémoniens et chacun de leurs alliés. De part et d'autre, on prêtera le serment réputé le plus soLennel dans chaque ville. La formule sera conçue en ces termes : « Je serai fidèle aux con-« ventions et stipulations du présent traité en toute justice et « sans aucune fraude. ».

« Les Lacédémoniens et leurs alliés s’obligeront par serment de la même manière envers les Athéniens.

« Ce serment sera renouvelé chaque année par les parties contractantes. Il sera gravé sur des colonnes placées à Olym- % pie, à Delphes, à l’Isthme, à Athènes dans l’acropole, à Lacédémone dans FAmycléon[*](Le temple d’Apollon Amycléen, particulièrement vénéré par les Lacédémoniens, et situé, suivant Polybe (liv. V, ch. xix), à vingt stades de Sparte. Lacédémone est ici le nom du pays. ).

« Si quelque omission a été faite par l’une ou par l’autre des parties contractantes, il sera loisible aux Athéniens et aux Lacédémoniens de modifier sur ce point les conventions après qu’ils seront mis d’accord.

« Le traité date de l’épborat de Plistolas, le quatrième

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mr de la dernière décade du mois Àrthémisien[*](Calendrier lacédémonien. Sur le mois athénien Élaphébolion, voyez liv. IV, ch. cxvm. ) ; à Athènes, e l'archontat d’Alcéos, le sixième jour de la dernière décade u mois Élaphéboüon.

« Ont juré et fait les libations, pour les Lacédémoniens : Plistolas, Damagétos, Chionis, Métagénès, Acanthos, Daïthos, scbagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Antippos, Tellis, Alcini-las, Empédias, Ménas, Laphilos; pour les Athéniens : Lampon, Isthmionicos, Nicias, Lâchés, Euthydémos, Proclès, Pythcrdoros, Hagnon, Myrtilos, Thrasyclès, Théagénès, Aristo-iratès, lolcios, Timocratès, Léon, Lamachos, Démosthène.

Cette paix fut conclue sur la fin de l’hiver ou plutôt dans es premiers jours du printemps, immédiatement après les fêtes de Bacchus de la ville. Dix ans et quelques jours s’étalent écoulés depuis la première invasion de l’Attique et l’ouverture des hostilités. Pour s’en convaincre, il suffît de consulter l’ordre chronologique, au lieu d’établir la série des événements d’après les magistratures de chaque ville ou d’après telle ou telle dignité. Cette dernière méthode est fort inexacte; car elle n’indique pas si un fait s’est passé au commencement, au milieu ou à la fin desdites fonctions. Si au contraire on compte, comme je Fai fait, par été et par hiver, les deux saisons réunies formant l’année, on trouvera que cette première guerre a duré dix étés et autant d’hivers.