History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Les Acamaniens, informés qu’une armée nombreuse avait envahi leur territoire et que, du côté de la mer, une flotte ennemie les menaçait, ne réunirent point leurs forces ; chacun d'eux ne songea qu’à défendre ses foyers. Ils firent demander du secours à Phormion ; mais celui-ci répondit que, s’attendant d’un jour à l’autre à voir une flotte ennemie sortir de Corinthe, il ne pouvait pas laisser Naupacte à l’abandon.

Les Péloponésiens et leurs alliés se divisèrent en trois corps et s’avancèrent contre Stratos, avec l’intention de camper dans le voisinage de cette ville et de l’assaillir, à moins qu’elle n’entrât en accommodement. L’armée marchait sur trois colonnes

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formées, celle du centre, par les Chaoniens et par les autres barbares ; celle de droite, par les Leucadiens, les Anactoriens et leurs voisins ; celle de gauche, où était Cnémos, par les Pélopo-nésiens et par les Ambraciotes. Ces trois corps cheminaient à une assez grande distance l’un de l’autre ; quelquefois même ils se perdaient de vue. Les Grecs marchaient en bon ordre, toujours sur leurs gardes, et ne faisant halte qu’après avoir trouvé un campement convenable.^ Les Chaoniens au contraire, pleins de confiance en eux-mêmes et renommés pour leur bravoure dans cette partie du continent, n’avaient pas la patience d’établir un càmp ; mais, s’avançant comme un tourbillon avec les autres barbares, ils s’imaginaient emporter d’emblée la ville et en avoir tout l’honneur.

Les Stratiens, avertis de leur approche, pensèrent que, s’ils pouvaient les battre isolément, les Grecs se ralentiraient dans leur attaque. Ils dressèrent donc des embuscades autour de la ville ; et, lorsque les ennemis furent à portée, ils fondirent sur eux à la fois et de la place et des embuscades. Les Chaoniens épouvantés périrent en grand nombre. Les autres barbares, les voyant plier, lâchèrent pied et prirent la fuite. Les Grecs des deux corps d’armée ne s’aperçurent point de ce combat ; ils étaient fort éloignés et présumaient que les barbares avaient pris les devants pour choisir un campement. Lorsque les fuyards vinrent tomber au milieu d’eux, ils les recueillirent, ne formèrent qu’un seul camp, et se tinrent en repos le reste du jour. Les Stratiens, en l’absence du renfort qu’ils attendaient, ne les attaquèrent point en ligne ; ils se contentèrent de les harceler de loin à coups de fronde, ce qui les mit dans un grand embarras ; car on ne pouvait faire un pas sahs bouclier. Les Acarnaniens excellent dans ce genre de combat.

La nuit venue, Cnémos se replia rapidement sur le fleuve Anapos, à quatre-vingts stades de Stratos. Le lendemain il releva ses morts par composition ; puis, les OEniades l’ayant rejoint en qualité d’amis, il se retira sur leurs terres, sans attendre la levée en masse des Acarnaniens. De là chacun regagna ses foyers. Les Stratiens érigèrent un trophée pour la défaite des barbares.

Quant à la flotte des Corinthiens et de leurs alliés, qui, du golfe de Crisa, devait se réunir à Cnémos pour empêcher les Acarnaniens de la côte de porter secours à ceux de l’intérieur, elle ne put exécuter ce projet ; pendant qu’on se battait à Stratos, elle fut obligée de livrer bataille à Phormion et aux

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vingt vaisseaux athéneins en station à Naupacte. Phormion épiait sa sortie du golfe, avec d.essein de l’attaquer dans une mer ouverte. Les Corinthiens et leurs alliés cinglaient vers ΓΑ-carnanie, peu disposés à un combat naval, encombrés de troupes et fort éloignés de prévoir que les vingt vaisseaux athéniens eussent la hardiesse de se mesurer avec les leurs, dont le nombre s’élevait à quarante-sept. Ils serraient le rivage et comptaient passer de la ville achéenne de Patres au continent d’Acamanie. Mais lorsqu’ils virent les Athéniens longer parallèlement à eux la côte opposée, puis quitter Chalcis[*](Petite ville de l’EtoHe méridionale, au pied d’une montagrie du même nom. L’Evénos, aujourd’hui PhidarL ) et l’embouchure de l’Évé-nos pour se porter à leur rencontre, sans que la nuit dérobât à l’ennemi l’endroit où ils jetaient l'ancre, force leur fut d’accepter la bataille au milieu même du détroit.

Chaque ville avait ses commandants, qui firent leurs dispositions de combat. Ceux de Corinthe étaient Machaon, Isocratès et Agatharchidas. Les Péloponésiens rangèrent leurs vaisseaux en un cercle, qu’ils étendirent le plus possible, sans toutefois laisser passage aux ennemis, les proues en dehors, les poupes en dedans [*](Les Péloponésiens donnaient là un exemple de Γ esprit routinier de la race dorienne. La disposition circulaire qui avait réussi contre les Perses à l’Artémision (Hérodote, VIII, xi) n’était plus praticable depuis les perfectionnements apportés par les Athéniens dans la tactique navale. ). Au centre ils placèrent les petits bâtiments qui les suivaient et cinq de leurs navires les plus agiles, pour être à portée de secourir les points menacés.

Les vaisseaux athéniens, rangés à la file, tournaient autour du cercle qu’ils rétrécissaient peu à peu, en rasant la flotte ennemie, et semblaient toujours au moment d’attaquer. Phormion avait défendu aux siens d’engager l’action avant qu’il eût donné le signal. Il prévoyait bien que la flotte des Péloponésiens ne garderait pas son ordre de bataille comme une armée de terre, mais que les vaisseaux de guerre seraient embarrassés par les petits bâtiments ; qu’enfin si le vent, qui d’ordinaire soufflait du golfe au lever de l’aurore, venait à s’élever, la confusion se mettrait dans la flotte ennemie. Ses vaisseaux étant plus légers, il se croyait maître de choisir le moment de l’attaque et pensait qu’il n’y en aurait point de plus favorable. Lors donc que la brise se fit sentir, que la flotte pélopo-nésienne, resserrée dans un étroit espace, fut troublée à la fois par le vent et par les bâtiments qui la gênaient ; lorsque les vaisseaux commencèrent à s’entre-choquer et que les équipages, mêlant des vociférations et des invectives à leurs manœuvres, se repoussèrent mutuellement à coups d’avirons ; lorsque, sourds aux commandements et à la voix des céleustes [*](Les céleustes étaient des officiers inférieurs, espèce de contre-maîtres, qui, sur les vaisseaux, réglaient par un cri cadencé les mouvements des rameurs. ), ces hommes sans expérience, incapables de manier leurs rames dans une mer houleuse, rendirent les bâtiments rebelles aux pilotes ;

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alors Phormion donne le signal. Les Athéniens commencent l’attaque et d’abord coulent bas un des vaisseaux commandants; ensuite ils vont brisant tous ceux qu’ils peuvent atteindre; si bien que les ennemis, sans faire résistance, s’enfuient en désordre à Patres et à Dymé en Achaïe. Les Athéniens les poursuivent, prennent douze vaisseaux, et, après en avoir enlevé la plus grande partie des équipages, font voile pour Molycrion.

Là-dessus, ils érigèrent un trophée sur le Rhion, consacrèrent un vaisseau à Neptune et rentrèrent à Naupacte. Le restant de la flotte péloponésienne partit incontinent de Dymé et de Patres pour gagner Cyllène, port des Éléens. C’est là qu’après la bataille de Stratos, se rendit aussi Cnémos, venant de Leucade, avec les vaisseaux destinés à rallier ceux du Péloponèse.

Les Lacédémoniens envoyèrent à bord de leur flotte Timocratès, Brasidas et Lycophron, pour servir de conseil à Cnémos, avec ordre de se mieux préparer à un nouveau combat naval et de ne pas se laisser fermer la mer par un petit nombre de navires. Comme c’était leur premier essai de bataille navale, ils étaient surpris de leur défaite ; ils l’attribuaient moins à l’infériorité de leur marine qu’à une certaine mollesse, et n’avaient garde de comparer à la vieille expérience des Athéniens le temps si court de leur apprentissage. Ce fut donc par un mouvement de dépit qu’ils déléguèrent ces commissaires. Ceux-ci, dès leur arrivée, s’entendirent avec Cnémos pour demander des vaisseaux aux différentes villes et pour mettre en état ceux qu’ils avaient sous la main.

De son côté, Phormion fit parvenir à Athènes la nouvelle de ces préparatifs et du succès qu’il venait d’obtenir. Il demandait qu’on lui envoyât sans retard le plus de vaisseaux possible, un nouveau combat étant imminent. Les Athéniens lui expédièrent vingt vaisseaux, dont le commandant eut ordre d’aller premièrement en Crète. Nicias, Crétois de Gortyne, leur proxène[*](Sur les proxènes, voyez chap. xxix, note 1. — Cydonie était sur la côte septentrionale de la Crète. Ses ruines (Paléocastro) sont dans le voisinage de la Canée. Polichna était limitrophe. ), les avait appelés à Cydonie, promettant de mettre en leur pouvoir cette ville ennemie; en même temps il voulait se rendre agréable aux Polichnites, voisins des Cydoniens. Le commandant •de cette flotte partit donc pour la Crète ; et, de concert avec les Polichnites, il ravagea le territoire des Cydoniens. Les vents et une mer orageuse le retinrent là fort longtemps.

Pendant que les Athéniens s’attardaient en Crète, les Péloponésiens mouillés à Cyllène faisaient leurs dispositions pour un nouveau combat naval. Ils suivirent la côte jusqu’à

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Panormo s en Achaïe, où se trouvaient leurs troupes de tertre, prêtes à les seconder[*](Les batailles navales ayant presque toujours lieu près des côtes, on réunissait des troupes de terre à proximité, afin de recueillir les naufragés ou les vaisseaux poussés au rivage*. ' ). Phormion avait fait voile pour le Rhion de Molycrie et jeté l’ancre en dehors du détroit avec les vingt vaisseaux qui avaient déjà combattu. Ce Rhion était dans la dépendance des Athéniens, tandis que l’autre, situé en face, appartient au Péloponèse[*](Les deux promontoires qui forment l’entrée du golfe de Corinthe (châteaux de Morée et de Roumélie) s’appelaient l’un et l’autre Rhion (ancien mot grec signifiant cap). Toutefois ce nom désignait plus particulièrement le promontoire du Péloponèse. Celui d’Étolie s’appelait communément Ântirrhion ou Rhion de Molycrion, à cause d’une * petite ville étolienne de ce nom située dans le voisinage. ). Un bras de mer, large de sept stades, les sépare et forme l’entrée du golfe de Crisa. Ce fut donc au Rhion d’Achaïe, à peu de distance de Panormos où était leur armée de terre, que les Péloponésiéns vinrent mouiller avec soixante-dix vaisseaux, dès qu’ils eurent vu les Athéniens en faire autant. Pendant six ou sept jours, les deux flottes restèrent en présence, occupées à s’exercer et à faire leurs préparatifs de combat. Les Péloponésiéns, iustruits par leur échec précèdent, ne voulaient pas s’éloigner des promontoires ni s’aventurer en pleine mer ; les Athéniens au contraire craignaient de s’engager dans le détroit, où ils sentaient bien que les ennemis auraient l’avantage. Enfin Cnémos, Brasidas et les autres généraux péloponésiéns résolurent de ne pas attendre, pour livrer bataille, que la flotte athénienne eût reçu des renforts. Ils convoquèrent donc leurs soldats ; et, les voyant pour la plupart effrayés et découragés de leur récente défaite, ils leur adressèrent l’exhortation suivante :

« Péloponésiéns, si l’issue du dernier combat inspire à quelques-uns de vous des craintes pour celui qui se prépare, ces appréhensions sont chimériques. Vous le savez : nos dispositions étaient défectueuses et plutôt prises en vue d’une expédition sur terre que d’un combat sur mer. Joignez à cela un concours de circonstances fortuites et défavorables, sans parler des fautes que l’inexpérience a pu nous faire commettra dans un premier engagement. Ce n’est donc pas au manque de cœur qu'on doit imputer notre défaite ; et il ne faudrait pas qu’un courage qui n’a pas été terrassé, mais qui porte en lui-même sa justification, se laissât ébranler par un résultat accidentel. Songez que tout homme peut être trahi par la fortune, mais que les braves restent toujours les mêmes et que l’inexpé-rience n'excuse pas la lâcheté.

« Quant à vous, votre inhabileté est amplement rachetée par votre valeur; nos ennemis, grâce à cette science qui vous effraye, si elle s’alliait au courage, pourraient, au moment de l’action, se rappeler et exécuter ce qu’ils ont appris ; mais, sans courage, il n’y a pas de savoir qui tienne devant le danger : la peur trouble la mémoire et met la science en défaut. A leur

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habileté opposez donc votre bravoure, et la crainte provenant d’une première défaite, la pensée qu’alors vous étiez pris au dépourvu. Aujourd’hui nous avons l’avantage du nombre et nous combattons à portée de nos hoplites, près d’une terre qui nous appartient. Or, la victoire accompagne d’ordinaire le parti le plus nombreux et le mieux préparé.

« Ainsi, de quelque côté que nous tournions nos regards, nous ne trouvons aycun motif raisonnable de crainte. Il n’est pas jusqu’à nos fautes passées qui ne nous servent de leçon pour l’avenir. Soyez donc pleins de confiance ; que chacun, pilote ou matelot, fasse son devoir dans le combat, que nul ne quitte son poste. Notre plan d’attaque ne le cédera point à celui de vos anciens généraux. Nous ne donnerons à personne le prétexte de se montrer lâche. Si toutefois quelqu’un en prend fantaisie, il subira un juste châtiment. Les braves au contraire recevront les récompenses de la valeur. »

Telles furent les exhortations adressées par les généraux péloponésiens à leurs soldats. Phormion ne redoutait guère moins le découragement des siens, qui entre eux parlaient avec effroi du grand nombre des vaisseaux ennemis. Il résolut donc de les réunir, afin de ranimer leur ardeur. Longtemps à l’avance il avait prép.aré leurs esprits, leur répétant qu’il n’y avait pas de flotte, si nombreuse fût-elle, dont ils ne dussent soutenir l’effort ; aussi les soldats s’étaient-ils faits à l’idée de ne jamais reculer, quelle que fût la multitude des vaisseaux péloponésiens. Cependant, comme il les voyait abattus, il voulut relever leur courage ; et, après les avoir rassemblés, il leur dit :

« Soldats, le nombre de vos ennemis, je le vois, vous inspire de l’inquiétude ; aussi vous ai-je convoqués pour dissiper une crainte mal fondée. a: D’abord, c’est à cause de leur première défaite et dans ie sentiment de leur infériorité, qu’ils ont réuni ce grand nombre de navires, au lieu de se mesurer contre nous à forces égales. Ensuite, ce qui leur inspire cette confiaflce audacieuse, c’est uniquement leur habitude des combats sur terre ; comme ils y sont ordinairement vainqueurs, ils se figurent que sur mer il en sera de même. Mais ici c’est à nous qu’appartient l’avantage, s’il est vrai que sur terre il leur soit acquis. Nous ne leur cédons point en bravoure, et l’audace est toujours en proportion de l’expérience.

« Les Lacédémoniens, qui n’ont en vue que leur propre gloire,

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mènent an combat leurs alliés pour la plupart malgré eux. Autrement ils ne reviendraient pas d’eux-mêmes à la charge après une si rude défaite. Ne redoutez point leur valeur. C'est vous qui leur inspirez une terreur bien plus forte et plus motivée, soit à cause de votre première victoire, soit par la pensée que vous n’accepteriez pas la bataille si vous ne comptiez pas la gagner. A la guerre, on cherche communément à s’assurer l'avantage du nombre plutôt que de la valeur. Il n’y a que les braves qui, malgré leur infériorité numérique, résisteift sans y être forcés. Cette remarque n’échappe point à nos adversaires. Ils sont plus effrayés de notre attitude imprévue qu’ils ne le seraient d’un armement moins disproportionné.

«, Que de fois n’a-t-on pas vu des armées plier devant des forces comparativement moindres, par défaut de tactique ou de valeur ! A ce double égard, nous sommes sans inquiétude.

« A moins d’absolue nécessité, je n’engagerai pas le combat dans le golfe ; je me garderai même d’y entrer. A des vaisseaux peu nombreux, mais exercés et agiles, ayant affaire à une flotte considérable et peu Habile à la manœuvre, une mer rétrécie n’est pas ce qui convient. Faute d’espace et de perspective, on ne peut ni heurter de l’avant, ni reculer à propos si l’on est serré de trop près, ni faire des trouées ou virer de bord, évolutions qui supposent des vaisseaux fins marcheurs. Le combat naval se transforme alors en une lutte de pied ferme; et, dans ce cas, l’avantage est au plus grand nombre.

« C’est mon affaire à moi d’y pourvoir autant que possible. Quant à vous, demeurez en bon ordre, chacun à son bord. Soyez prompts à saisir les commandements ; cela est d’autant plus nécessaire que l'ennemi est plus rapproché. Observez dans l’action la discipline et le silence ; rien n’est plus essentiel dans les batailles, surtout navales. Enfin montrez-vous dignes de vos précédents exploits. Le moment est décisif : il s’agit ou de ravir aux Péloponésietis toute espérance maritime ou de faire craindre aux Athéniens la perte prochaine de leur empire sur la mer. -·

« Encore un coup, je vous rappelle que vous avez déjà battu la plupart de ceux que vous allez combattre ; or des vaincus n’affrontent pas deux fois de suite avec une ardeur égale les mêmes dangers. »

C’est ainsi que Phormiôn exhorta ses soldats. Les Pélo-ponésiens, voyant que les Athéniens évitaient de, s’engager dans le golfe et dans une mer étroite, résolurent ie'les y attirer

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malgré eux. Ils appareillèrent donc au lever de l’aurore •et cinglèrent vers l’intérieur du golfe, dans la direction de leur propre territoire. Les vaisseaux étaient rangés sur quatre de front, l’aile droite en tête, dans leur ordre de mouillage. A cette aile ils avaient placé leurs vingt bâtiments les plus lestes, afin que, si Phormion, dans l’idée qu’on allait attaquer Naupacte, se portait au secours de cette place menacée, les Athéniens ne pussent leur échapper en débordant leur aile, mais qu’ils fussent enveloppés par ces vingt vaisseaux. Ce qu’ils avaient prévu arriva. Phormion, craignant pour la place qui était déserte, ne les eut pas plus tôt aperçus en mer, qu’il se hâta d’embarquer son monde et suivit à regret le rivage, le long duquel marchait comme auxiliaire l’infanterie .des Mes-séniens.

Quand les Péloponésiens voient les ennemis, rangés à la file ■sur un seul vaisseau, serrant la côte et déjà engagés dans le golfe, près de la terre, comme ils le désiraient, soudain, à un signal donné, ils font une conversion à gauche et se dirigent de toute leur vitesse contre la ligne des Athéniens. Ils comptaient l’envelopper tout entière; mais les onze vaisseaux delà tête échappent à cette évolution. Les Péloponésiens atteignent les autres, les acculent à la côte, les brisent et massacrent ceux des matelots qui ne se sauvent pas à la nage. Déjà ils remorquaient un certain nombre de vaisseaux vides, un même avec son équipage, lorsque les Messéniens, accourus le long du bord, entrent tout armés dans la mer, montent sur quelques-uns de ces navires traînés à la remorque, et, combattant du haut des ponts, obligent les ennemis à lâcher prise.

Sur ce point, les Péloponésiens étaient donc victorieux et avaient mis hors de combat la division ennemie. En même temps leurs vingt vaisseaux de l’aile droite poursuivaient les onze vaisseaux athéniens qui avaient échappé à leur mouvement de conversion. Ceux-ci les devancent et, à l’exception d’un seul, parviennent à gagner Naupacte. Ils abordent près du temple d’Apollon, tournent leurs proues en# dehors et s’apprêtent à se défendre, dans le cas où les ennemis viendraient les chercher près de terre. Les Péloponésiens arrivèrent plus tard; ils voguaient en chantant le péan, comme déjà vainqueurs. Le vaisseau athénien resté en arrière était poursuivi par un vaisseau de Leucade, fort en avant des autres. A quelque distance du rivage, se trouvait à l’ancre un bâtiment marchand. Le vaisseau athénien efl fait rapidement le tour, heurte de flanc

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le vaisseau leucadien et le coule à fond. Ce spectacle inattendu frappe de surprise et d’effroi les Péloponésiens, qui s'avançaient en désordre et comme sûrs de la victoire. Aussitôt quelques-uns abaissent leurs rames et font halte pour attendre le gros de la flotte ; manœuvre périlleuse en face d’un ennemi si rapproché ; d’autres, ne connaissant pas ces parages, échouent sur des bas-fonds.

A cet aspect, les Athéniens reprennent courage; ils s’exhortent unanimement, et poussant un cri, ils fondent sur leurs adversaires. Ceux-ci, déconcertés par les fautes qu’ils avaient commises et par le désordre où ils se trouvaient, ne font qu’une courte résistance et bientôt s’enfuient vers Panor-mos, d’où ils étaient partis. Les Athéniens les poursuivent, s’emparent des six vaisseaux les plus voisins, ressaisissent les leurs que les Péloponésiens avaient endommagés près de la côte et qu’ils traînaient à la remorque ; ils tuent les hommes ou les font prisonniers. Sur le vaisseau leucadien coulé près du bâtiment marchand, se trouvait le Lacédémonien Timo-cratès. Au moment où le navire sombrait, il s’égorgea lui-même ; son corps fut porté par les vagues dans le port de Naupacte.

Les Athéniens, revenus de la poursuite, érigèrent un trophée à l’endroit d’où avait eq lieu leur retour offensif. Ils recueillirent les morts et les débris jetés sur la rive et rendirent par composition ceux de l'ennemi. Les Péloponésiens dressèrent aussi un trophée pour avoir mis en fuite les Athéniens et désemparé leurs vaisseaux près du rivage. Ils consacrèrent sur le Rhion d’Achaïe, devant leur trophée, le bâtiment qu’ils avaient pris ; ensuite, craignant l’arrivée d’un renfort d’Athènes, ils rentrèrent tous pendant la nuit dans le golfe de Crisa et à Corinthe, excepté les Leucadiens. Les vingt vaisseaux athéniens, qui venaient de Crète et qui auraient dû rejoindre Phormion avant le combat, arrivèrent à Naupacte peu de temps après la retraite des ennemis. Là-dessus l’été se termina.

Avant de licencier l’armée navale qui s’était retirée à Corinthe et dans le golfe de Crisa^némos, Brasidas et les autres généraux péloponésiens voulurent, à l’instigation des Mégariens et au commencement de l’hiver, faire une tentative sur le Pirée, port d’Athènes. Il n’était ni gardé ni fermé; ce qui n’est pas surprenant, vu la grande supériorité de la marine athénienne. U fut résolu que chaque matelot prendrait sa rame,

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son coussinet, sa courroie [*](La courroie servait à attacher la rame,*le coussinet à s’asseoir sur les francs de rameurs. Corinthe n’est qu’à vingt kilomètres de Mégare. ), et se rendrait à pied de Corinthe à la mer qui est du côté d’Athènes; qu’après avoir promptement gagné Mégare, on tirerait de Niséa, chantier de cette ville, quarante vaisseaux qui s’y trouvaient, et qu’on cinglerait immédiatement contre le Pirée. Il n’y avait dans ce port aucune escadre de garde, et l’on était loin de s’attendre à un coup de main si hardi. Les Athéniens n’appréhendaient guère une agression ouverte et préméditée, ou, le cas échéant, ils croyaient qu’ils ne pouvaient manquer de la prévoir.

Leur plan arrêté, les Péloponésiens se mirent aussitôt en marche. Arrivés de nuit à Niséa, ils tirèrent les vaisseaux à la mer. Toutefois, intimidés par le danger et contrariés, dit-on, par le vent, ils cinglèrent, non plus contre le Pirée, selon leur première intention, mais vers le promontoire de Salamine qui fait face à Mégare ; il y avait là un fort avec une station de trois vaisseaux athéniens, qui tenaient cette ville bloquée. Ils assaillirent le fort, emmenèrent les trirèmes vides, et, grâce à leur incursion soudaine, ravagèrent le reste de l’île.

Cependant les signaux d’alarme étaient élevés pour annoncer à Athènes l’approche de l’ennemi[*](Sur cette espèce de télégraphie nocturne au moyen de signaux de feu, comparez liv. III, ch. xxn, lxxx; liv. LV, ch. xlii, exi; liv. VIII, ch. cii. Selon le sch’oliaste, l’approche de l’ennemi était indiquée par des flambeaux agités en l’air, celle d’amis par des flambeaux élevés tranquillement. ). Dans tout le cours de cette guerre, il n’y eut pas de plus chaude alerte. Ceux de la ville croyaient que les ennemis étaient maîtres du Pirée ; ceux du Pirée, que Salamina était prise et que d’un instant à l’autre ils allaient être attaqués. Avec un peu plus de résolution, c’eût été chose facile, et le vent n’aurait pas été un obstacle.

Au point du jour, les Athéniens se portèrent en masse au Pirée, mirent des vaisseaux à flot, y montèrent à la hâte et en grand tumulte; puis cinglèrent vers Salamine, laissant la garde du Pirée aux gens de pied. Les Péloponésiens, avertis de leur approche, se rembarquèrent précipitamment pour Niséa, non sans avoir couru la plus grande partie de Salamine et enlevé des hommes, du butin et les trois vaisseaux du fort de Bou-doron. Il est juste de dire qu’ils n’étaient pas sans inquiétude au sujet de leurs bâtiments, qui, n’ayant pas été depuis longtemps à la mer, faisaient eau de toutes parts. De retour à Mégare, ils reprirent à pied le chemin de Corinthe. Les Athéniens, ne les trouvant plus dans les eaux de Salamine, se retirèrent également. Dès lors ils firent meilleure garde au Pirée, le tinrent fermé et prirent toutes les précautions désirables.

Au commencement de ce même hiver, Sitalcès, fils de

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Térès et roi des Thraces Odryses, fît une expédition contre Perdiccas fils d’Alexandre, roi de Macédoine, et contre les Chalcidéens du littoral de la Thrace. Il avait pour motif deux promesses, dont il voulait acquitter l’une et faire tenir l’autre. Perdiccas, désirant que ce prince le réconciliât avec les Athéniens, qui dans l’origine lui faisaient une guerre désastreuse, et qu’il n’appuyât pas les prétentions de Philippe, son frère et son compétiteur au trône de Macédoine, avait pris envers Sitalcès des engagements qu’il n’exécutait pas. D'autre part, Sitalcès, en contractant alliance avec les Athéniens, leur avait promis de pacifier la Chalcidiqne. Sitalcès menait avec lui le fils de Philippe, Amyntas, qu’il voulait faire roi de Macédoine. Il était accompagné d'une députation athénienne, conduite par Hagnon, et venue auprès de lui avec cette mission spéciale. Les Athéniens devaient coopérer à cette expédition avec une flotte et autant de troupes que possible.

Parti de chez les Odryses, Sitalcès appela d’abord aux armes ses sujets de Thrace, qui habitent en deçà des monts Hémus et Rhodope[*](Le mont Hémus des Grecs et des Romains est le Balkan moderne, qui sépare la Roumélie de la Bulgarie et qui s’étend jusqu’à l’Euxin. Les Gètes habitaient la Bulgarie moderne, ou le pays situé entre le Balkan et le Danube. Le Rhodope est la chaîne qui séparait la Thrace et la Macédoine en allant du N. au S. ), jusqu’au Pont-Euxin et à l’Hellespont ; ensuite les Gètes d’au delà de l’Hémus, ainsique toutes les nations fixées en deçà du fleuve Ister, dans le voisinage du Pont-Euxin. Les Gètes et autres peuples de ces contrées confinent aux Scythes et font usage des mêmes armes que cette nation ; ils sont tous archers à cheval. Sitalcès appela aussi de leurs montagnes un grand nombre de Thraces indépendants et armés d’épées, connus sous le nom de Diens, la plupart habitant le Rhodope; les uns étaient stipendiés, les autres marchaient comme volontaires. Il se recruta pareillement chez les Agriens, les Lééens et les autres peuplades péoniennes qui lui étaient soumises. C’étaient les derniers peuples de son empire, lequel s’étendait jusqu’aux Grééens de Péonie et au Strymon. Ce fleuve prend sa source dans le mont Scombros, traverse le pays des Grééens, celui des Lééens, et forme la limite de l’empire de Odryses ; au delà sont les Péoniens indépendants. Du côté des Triballiens, également indépendants, les derniers peuples sujets des Odryses étaient les Trères et les Tilatéens. Ceux-ci habitent au nord du mont Scombros et s'étendent à l’occident jusqu’au fleuve Oskios, lequel sort de la même montagne que le Nestos et l’Hèbre. Cette montagne, grande et déserte, est un anneau de la chaîne du Rhodope.

Du côté de la mer, l’empire des Odryses s’étend d’Abdère à Pembouchure de lister dans le Pont-Euxin. C’est,

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pour un vaisseau rond[*](Vaisseau marchand, par opposition aux vaisseaux longs ou de guerre. La forme arrondie donnait aux bâtiments de charge plus de capacité. Hérodote (IV, lxxxvi) évalue le trajet de jour à sept cents stades et celui de nuit à six cents. Le même auteur compte la journée d’un piéton à deux cents stades. On sait que le stade, mesure de distance, équivaut à cent quatre-vingt-cinq mètres. ), un trajet de quatre jours et de quatre nuits, en ligne directe et vent debout. Par terre, eu suivant le chemin le plus court, d’Abdère à l’ister, il y a onze journées de route pour un bon marcheur. Telle est l’étendue du littoral. En allant de la côte vers l’intérieur des terres, dans la plus grande largeur,· e’est-à-dire de Byzance jusqu’aux Lééens et au Strymon, il y a treize journées de route pour un bon marcheur.

Le tribut levé annuellement sur les peuples barbares et sur les villes grecques [*](Les nombreuses villes grecques situées sur le littoral de la Thrace, depuis l’embouchure du Nestos jusqu’à celle de l’Ister, c’est-à-dire sur la mer Egée, la Propontide et le Pont-Euxin. ), au taux où il fut porté par Seuthès, successeur de Sitalcès, se montait à quatre cents talents d’argent (a), payables en numéraire. A quoi il faut ajouter les présents, en or et en argent, qu’on était obligé d’offrir et qui formaient une somme équivalente ; sans compter les étoffes brodées ou lisses et'autres cadeaux qu’il fallait faire,.non-seulement au roi, mais encore aux grands et aux nobles du pays. Chez les Odryses, comme chez le reste des Thraces, il règne une coutume opposée à celle des rois de Perse : c’est de recevoir plutôt que de donner. Il est plus honteux de refuser une demande que d’es-suyet un refus. Les Odryses ont encore exagéré oet usage, à raison de leur puissance ; chez eux on ne vient à bout de rien sans présents ; aussi leurs rois ont-ils acquis des richesses immenses. De toutes les nations européennes comprises entre le golfe Ionien et le Pont-Euxin, il n’y en a point dont les revenus et l’opulence soient plus considérables. Pour la force militaire et le nombre des combattants, les Odryses le cèdent beaucoup aux Scythes. Il n'est aucun peuple, je ne dis pas en Europe, mais en Asie, qui soit capable de se mesurer, à lui seul, contre les Scythes réunis. Mais pour l’intelligence des affaires, les Scythes sont loin d’avoir la même supériorité.

Possesseur d’un si vaste empire, Sitalcès se disposa donc à la guerre ; et, ses préparatifs terminés, il se mit en marche pour la Macédoine. Il traversa d’abord les pays de sa domination, puis la Cercine, montagne inhabitée, qui sépare les Sintes des Péoniens. Il la passa par une route qu’il avait précédemment ouverte en abattant des forêts, lors de sa guerre de Péonie. En franchissant cette montagne, au sortir du pays des Odryses, il avait à droite les Péoniens, à gauche les Sintes et les Médiens. Il parvint ensuite à Dobéros, ville de Péonie. Dans cette marche, son armée n'éprouva aucune perte,, si ce (a) Deux millions cent soixante mille francs.

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n’est par les maladies ; elle- se grossit plutôt par l’adjonction spontanée d’une foule de Thraces indépendants, alléchés par le pillage. Aussi dit-on qu’elle présentait un effectif de cent cinquante mille combattants, la plupart à pied, un bon tiers à cheval. C’étaient les Odryses, et après eux les Gètes, qui avaient fourni le plus de cavaliers. Parmi les fantassins, les pins aguerris étaient les montagnards indépendants, armés d’épées et descendus du Rhodope. Le reste consistait en une masse confuse, redoutable surtout par le nombre.

Rassemblés à Dobéros, ces différents corps se disposèrent à envahir par les montagnes la basse Macédoine, où régnait Perdiccas. A la Macédoine appartiennent aussi les Lyn-cestes, les Élimiotes, ainsi que plusieurs peuplades de l’intérieur, alliées et sujettes des Macédoniens, mais qui ont leurs rois particuliers. Quant au pays situé le long de la mer et appelé maintenant Macédoine, la conquête en fut faite par Alexandre, père de Perdiccas, et par ses ancêtres les Témé-nides [*](Famille de l’Héraclide Téménos, roi d’Argos de-puis la conquête dorienne. Un de ses descendants, Caranos, frère du tyran Phidon, alla s’établir en Macédoine, et, par ses exploits, fonda le royaume de ce nom (Hérodote, VIII, cxxxvii). Le peuple macédo- , nien était barbare; mais la famille régnante, jusqu’à Philippe et Air Alexandre, était grecque, originaire d’Argos et issue d’Hercule. a11. ), originaires d’Argos. Ils y établirent leur domination par la défaite des Pières, qu’ils expulsèrent de la Piérie. Ceux-ci allèrent habiter Phagrès et quelques autres places au pied du mont Pangée, de l’autre côté du Strymon. De nos jours encore, le pays situé au pied du Pangée, le long de la mer, s’appelle golfe Piérique. Ils chassèrent aussi de la Bottie les Bottiéens, qui habitent actuellement dans le voisinage des Chalcidéens. Ils conquirent sur les Péoniens une langue de terre, le long du fleuve Axios, depuis les montagnes jusqu’à Pella et à la mer. L’expulsion des Èdoniens leur valut le pays qu’on appelle Mygdonie et qui s’étend au delà de l’Axios jusqu’au Strymon. De l’Êordie ils expulsèrent pareillement les Éordiens ; cette nation fut exterminée, le peu qui échappa s’établit aux environs de Physca. De l’Almopie ils chassèrent les Almopes. Enfin ces Macédoniens subjuguèrent tous les autres peuples qui leur obéissent présentement, savoir Anthé-monte, la Grestonie, la Bisaltie et une grande partie de la Macédoine proprement dite. L’ensemble de ces pays porte le nom de Macédoine et avait pour roi Perdiccas fils d’Alexandre, lors de l'invasion de Sitalcès.

A l’approche d’une armée si formidable, les Macédoniens, désespérant de pouvoir tenir tête en rase campagne, se retirèrent dans les lieux de difficile accès et dans toutes les places fortes du pays. Ces places étaient rares ; ce fut plus tard seulement qu’Àrchélaos fils de Perdiccas, parvenu à la royauté, fit construire

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les forteresses aujourd’hui existantes, perça des routes droites et perfectionna toutes les branches du service public, en particulier ce qui tient à l’organisation militaire. Il amassa plus de chevaux, d’armes et de munitions de toute espèce que n’avaient fait, à eux tous, les huit rois ses prédécesseurs[*](D’après Hérodote (VIII, cxxxix), ces huit rois fure' Perdiccas, Argéos, Philippe, Aéropos, Alcétas, Amyntas, Alexandre, Perdiccas.).

De Dobéros, les Thraces entrèrent d’abord dans Tancien royaume de Philippe et prirent Idomène de vive force. Gprty-nie, Atalante et quelques autres places firent leur soumission par attachement au fils de Philippe , Amyntas, qui se trouvait présent. Ils assiégèrent inutilement Europos ; ensuite ils pénétrèrent dans le reste de la Macédoine, à gauche de Pella et de Cyrrhos. Ils ne poussèrent pas jusqu’à la Bottiée et à laPiérie; mais ils saccagèrent la Mygdonie, la Grestonie et Anthémonte. Les Macédoniens ne songèrent pas même à se défendre avec leur infanterie ; mais ils firent venir de la cavalerie de cher leurs alliés de l’intérieur ; et, malgré leur infériorité numérique, ils attaquaient les Thraces toutes les fois que ceux-ci donnaient prise. Rien ne résistait au choc de ces cavaliers habiles et cuirassés; mais, enveloppés par des masses profondes, ils couraient parfois de grands dangers. Aussi finirent-ils par rentrer dans l'inaction, ne àe croyant pas en état de lutter contre des forces si disproportionnées.