History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Cela étant, disposez-vous ou bien à obtempérer avant d’àvoir souffert aucun dommage, ou bien — si vous prenez le bon parti, celui de la guerre — à ne fléchir sous aucun prétexte, afin de ne pas éprouver des craintes continuelles au sujet de vos possessions, car c’est toujours se laisser asservir que de subir une prétention exorbitante ou légère, imposée avant jugement par des égaux.

« Quant à ce qui concerne cette guerre et les ressources des deux partis, apprenez, par le détail que je vais vous faire, que nous n’aurons pas l’infériorité. Les Péloponésiens cultivent eux-mêmes leurs terres ; ils ne possèdent ni richesses privées ni richesses publiques ; ils n’ont pas l’expérience dés guerres longues et transmarines, parce que leurs luttes entre eux sont de courte durée à raison de leur pauvreté. De tels peuples ne peuvent ni équiper des flottes, ni expédier fréquemment des armées de terre, parce‘qu’ils se trouvent dans la double obligation de s’éloigner de leurs champs et de vivre de leurs récoltes, sans compter que la mer leur sera fermée. Or ce sont les trésors amassés qui soutiennent la guerre, bien plus que les contributions forcées. Les hommes qui travaillent de leurs mains sont plus disposés à payer de leur personne que de leurs deniers; car ils ont au moins l’espérance d’échapper aux périls,tandis qu’ils ne sont pas sûrs ,de ne pas voir leurs

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ressources prématurément épuisées, surtout si la guerre, comme il est probable, se prolonge au delà de leurs prévisions.

« Dans un seul combat, les Péloponésiens et leurs alliés sont en état de faire tête au reste de la Grèce ; mais ils ne sauraient soutenir la guerre contre une puissance qui la fait autrement qu’eux. L’absence d’un conseil unique les empêche de rien exécuter avec célérité. Égaux par le droit fie suffrage, mais différents d’origine, ils poursuivent chacun leur avantage particulier. Il en résulte que rien ne s’achève; car les uns veulent avant tout satisfaire leur vengeance, les autres nuire le moins possible à leurs propriétés. Assemblés avec lenteur, ils donnent peu de temps aux affaires générales et beaucoup aux intérêts locaux ; chacun se figure que sa propre négligence est sans inconvénient, qu’un autre avisera à sa place ; et comme ils font tous le même calcul, il s'ensuit que, sans qu’on s’en doute, l’utilité commune ést sacrifiée.

« Mais rien ne les arrêtera plus que le manque d’argent et le temps qu’ils perdront à s’en procurer; or, à la guerre, les occasions n’attendent pas. Les fortifications dont ils nous menacent sont aussi peu redoutables que leur marine. Il est difficile, même en temps de paix, à une ville puissante, de construire de semblables fortifications ; à plus forte raison en pays ennemi et quand nous leur opposerons la même tactique. S’ils bâtissent un fort, ils pourront bien, par des incursions, ravager une partie de nos terres, et provoquer des désertions[*](Désertions d’esclaves fugitifs, telles qu’Àthènes en éprouva un si grand nombre pendant l’occupation de Décélie par les Lacédémoniens. Voyez liv. VII, ch. xxvii. ) ; mais ils ne nous empêcheront pas de cingler contre leur territoire pour y élever des forts à notre tour, et de diriger contre eux cette marine qui fait notre force. L’habitude de la mer nous assure plus d’habileté sur terre que leur expérience continentale ne leur en donne pour la navigation.

« Quant à la science navale, il ne leur sera pas facile de l’acquérir. Vous-mêmes, qui vous y êtes appliqués depuis les guerres médiques, vous ne l’avez pas encore portée à sa perfection; comment donc des peuples agrjcoleset nullement maritimes, qui d’ailleurs, toujours maintenus en respect par nos escadres, n’auront pas la liberté de s’exercer, obtiendraient-ils quelque résultat? S’ils n’avaient affaire qu’à de faibles croisières, peut-être, le nombre enhardissant leur ignorance, se hasarderaient-ils à livrer bataille; mais, bloqués par des forces supérieures, ils resteront en repos ; dès lors le défaut d'exercice augmentera leur maladresse, et conséquemment leur timidité. Or la marine est un ait tout comme, un autre : elle ne

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souffre pas qu’on la cultive accidentellement et comme un accessoire; c’est elle au contraire qui ne comporte aucun accèssoire.

« Supposons qu’ils mettent la main sur les trésors de Delphes et d’Olympie, et qu’à l'aide d’une forte solde ils cherchent à débaucher nos matelots étrangers : si, nous embarquant nous et nos métèques [*](Les métèques étaient leS étrangers domiciliés à Athènes. Ils formaient près du quart de la population libre. Entre autres obligations, ils étaient astreints au service utilitaire. Les plus aisés faisaient fonction d’hoplites; les autres servaient comme troupes légères ou comme rameurs sur les vaisseaux de l’État. ), nous n’étions pas capables de leur tenir tête, nous serions bien malheureux. C’est là un avantage qu’on ne saurait nous ravir ; et puis — ce qui est capital — nous avons des pilotes citoyens, des équipages plus nombreux et meilleurs que n’en possède tout le reste de la Grèce; sans compter qu’au moment du péril aucun étranger ne voudra, pour quelques jours de haute paye, se joindre à eux, avec moins d’espérance et au risque de se voir exilé de son pays[*](Parce que ces matelots devaient, pour la plupart, appartenir aux lies et aux villes maritimes de l’empire d’Athènes, et que les Athéniens puniraient de bannissement ceux de leurs ressortissants qui auraient pris du service dans la marine ennemie. ).

« Telle me paraît être, ou à peu près,, la situation des Pélo-ponésiens; la nôtre, loin de donner prise aux mêmes critiques, se trouve infiniment préférable. S’ils attaquent notre pays par terre, nous ferons voile contre le leur, et le ravage de l’Attique entière sera plus que compensé par celui d’une partie du Pélo-ponèse. Ils n’auront pas la ressource d’occuper un autre territoire sans combat, tandis que nous, nous possédons beaucoup de terres, soit dans les îles soit sur le continent; çar c’est une grande force que l’empire de la mer. Je vous le demande, si nous étions insulaires, quel peuple serait plus inexpugnable que nous? Eh bien! il faut nous rapprocher le plus possible de cette hypothèse, en abandonnant nos campagnes et nos habitations, pour nous borner à la défense de la mer et de notre ville, sans que la perte du reste nous inspire assez de colère pour nous faire livrer bataille aux forces supérieures des Pé-loponésiens. Vainqueurs, nous ne les empêcherions pas de revenir en aussi grand nombre; vaincus, nous perdrions du même coup ce qui constitue notre force, je veux dire nos alliés, qui ne se tiendraient pas en repos du moment où ils nous verraient hors d’état de marcher contre eux. Ce qu’il faut déplorer, ce n’est pas la perte des maisons ni des terres, mais celle des hommes ; car ce ne spnt p^s ces choses-là qui acquièrent les hommes, mais les hommes qui les acquièrent. Si je me flattais de vous persuader, je vous dirais : sortez et ravagez vous-mêmes vos campagnes, montrez aux Péloponésiens que ce n’est pas pour de tels objets que vous vous humilierez devant eux.

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« J'ai encore d’autres motifs d’espérer la victoire, pourvu que vous renonciez à étendre votre domination durant la guerre, et que vous ne vous jetiez pas de gaieté de cœur dans un surcroît de dangers. J’appréhende bien plus nos propres fautes que les plans, de nos adversaires. Mais je traiterai ce sujet dans un autre discours, quand les opérations auront commencé [*](Voy. livre II, cbap. soi.) ; pour le moment, renvoyons ces ambassadeurs en leur répondant que nous permettrons aux Mégariens d’user de notre marché et de nos ports, quand les Lacédémoniens cesseront d’expulser de chez eux nous et nos alliés[*](A Sparte, une loi, dite xénélasve, ne permettait pas l’établissement des étrangers. On ne tolérait que ceux qui étaient en passage, mais aucun métèque ou étranger domicilié. ) — l’un n’est pas plus contraire au traité que Vautré ; — que nous laisserons l’indépendance aux villes, si elles en jouissaient lors de la Conclusion de la paix, et si les Lacédémoniens permettent aux cités de leur ressort de se gouverner, non pas selon les intérêts de Lacédémone, mais chacune comme elle l'entend ; que nous sommes prêts à accepter l’arbitrage selon la teneur du traité; qu’enfin nous ne commencerons pas la guerre, mais que si l’on nous attaque, nous nous défendrons. Voilà une réponse à la fois juste et digne de notre ville.

« Au surplus, dites-vous bien que la guerre est inévitable ; que, si nous l’acceptons résolûment, nos adversaires pèseront moins sur nous ; d’ailleurs, pour les États comme pour les particuliers, ce sont les plus grands périls qui procurent le plus de gloire. C’est ainsi que, dans leur lutte contre les Mèdes, nos pères, qui étaient loin de nous égaler en ressources et qui sacrifièrent le peu qu’ils possédaient, trouvèrent dans leur bon sens plus que dans leur fortune, et dans leur audace plus que dans leur force, les moyens de repousser le Barbare et d’élever Athènes au rang qu’elle occupe aujourd’hui.

« Ne dégénérons pas de leur vertu; défendons-nous à outrance Contre nos ennemis, et faisons en sorte de ne pas trans· mettre cette puissance amoindrie à nos descendants. »

Ainsi parla Périclès. Les Athéniens, convaincus que son avis était le meilleur, votèrent ce qu’il proposait et firent aux Lacédémoniens la réponse qu’il avait dictée. Ils déclarèrent qu’ils n’obéiraient point à des ordres, mais qu’ils étaient prêts, conformément au traité, à régler leurs contestations par les voies légales et sur un pied d’égalité. Les députés se retirèrent, et dès lors on n’en renvoya plus.

Tels furent, des deux côtés, les griefs et les différends qui

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précédèrent la guerre, à dater des affaires d’Épidamne et de Corcyre. Cependant les relations internationales n’étaient pas interrompues ; on communiquait d’un pays à l’autre sans ministère de héraut, mais non pas sans défiance ; car il y avait dans ce qui se passait un prétexte de guerre et une atteinte portée aux traités.