The six books of a common-weale

Jean Bodin

Bodin, Jean. Les six livres de la republique. Paris: Chez Iacques du Puys, Libraire iuré, à la Samaritaine, 1577.

La monarchie tyrannique, est celle où le Monarque foullant aux pieds les loix de nature, abuse de la liberté des francs sugets, comme de ses esclaues, & des biens d'autruy, comme des siens. le mot de Tyran, qui est Grec, de sa proprieté estoit honnorable, & ne signifioit autre chose anciennment, que le Prince qui s'estoit emparé de l'estat sans le consentement de ses citoyens, & de compagnon s'estoit fait maistre. cestuy là s'appelloit Tyran, ores qu'il fust tres-sage, & iuste Prince. Aussi Platon rescriuant à Denys le tyran, luy donne ceste qualité par honneur, Platon à Denys le tyran salut. & la response, Denys le tyran à Platon salut. Et pour monstrer que le mot de tyran, estoit aussi bien attribué au iuste Prince qu'au meschant, il appert euidemment, en ce que Pittaque, & Periandre qui furent estimez entre les sept sages de Grece estoyent appellez tyrans, ayans empieté l'estat de leur pays. Mais ceux qui par force ou par finesse auoyent enuahi la souueraineté, voyant que leur vie estoit exposee à la merci de leurs ennemis, furent contraints, pour seureté de leur vie, & de leurs biens, auoir gardes d'estrangers à l'entour de leurs personnes. & grosse garnison és forteresses, & pour les soudoier & retenir, leuer leuer de gros tributs, & imposts: & voyans que leur vie ne pouoit estre asseuree, ayans de pauures amis, & de puissans ennemis, ils mettoient à mort, ou bannissoient les vns pour enrichir les autres: & les plus perdus rauissoient auec les biens, les femmes, & enfans. Cela fist, que les tyrans furent extremement hays, & mal-voulus. Car nou lison[*]( Plutarque en la vie de Dion.) que Denys le vieux, tyran d'vne partie de Sicile, auoit tousiours dix mil soldats pour sa garde, & dix mil hommes de cheual, & quatre cens galeres armees & fretees. encores ne pouuoit il ranger si peu de sugets qu'il auoit asseruis: leur faisant defenses de s'assembler, ny de manger ensemble, quelque parenté qu'il y eust: & permettoit de voler, & despoüiller ceux qu'on trouueroit retournant apres soupper en leur maison. Et neantmoins Plutarque confesse, qu'il a esté bon Prince, & que il a passé en iustice & vertu plusieurs princes qui se sont appellez Roys. Aussi ne faut-il pas fort s'arrester aux qualitez que les Princes s'attri-

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-buent. car il s'est tousiours veu, que les plus meschants, & detestables, ont pris les deuises les plus belles, & les tiltres les plus diuins. vray est que les sugets ordinairement se mocquent de ces beaux tiltres, & en donnent de bien piquans par ironie: comme des trois Ptolemees Roys d'AEgypte, dont l'vn fist mourir son frer, l'autre sa mere, l'autre son pere les sugets les appellerent par moquerie, Philadelphe, Philometor, Philopator. aussi est-il aduenu, que les charges, & offices les plus sacrez ont esté abominables pour la meschanceté de ceux qui en abusoient. comme le tiltre royal estoit en horreur aux Romains, à cause de Tarquin l'orgueilleux. & le nom de Dictateur, à cause de Sulla: & des Gonfaloniers de Florence, à cause de François Valori. ainsi est-il du Tyran. Or il se peut faire, qu'vn mesme Prince soit Monarque seigneurial de quelques sugets, royal des vns, & tyran enuers les autres. ou bien qu'il tyrannise les riches, & nobles, & qu'il porte faueur au menu peuple. & entre les tyrannies il en y a de plusieurs sortes & plusieurs degrez de plus, ou moins. & tout ainsi qu'il n'y a si bon Prince, qui n'ait quelque vice notable: aussi voit on qu'il ne se trouue point de si cruel tyran, qui n'ait quelque vertu, ou quelque chose de lüable. Par ainsi c'est chose de tres-mauuais exemple, & fort dangereuse, de faire sinistre iugement d'vn Prince, qui n'a bien cogneu ses actions, ses comportemens, & sagement balancé ses vices, & vertus, ses exploicts heroïques, & meschancetez capitales, à la façon des Perses, qui ne donnoient point sentence de condemnation, si le coulpable n'estoit attaint, & conuaincu d'auoir fait plus de[*]( Diod.lib.1 & 15.) mal que de bein. C'est pourquoy nous mettrons en contrepois les deux extremitez, d'vn bon, & iuste Roy, contre vn tyran detestable: affin que la difference soit mieux remarquee. Quand ie dy bon & iuste Roy, i'entends parler populairement, & non pas d'vn Prince accompli de vertus heroïques, ou d'vn parangon de sagesse, de iustice, de pieté, & sans blasme, ny vice aucun: car ces perfections sont trop rares: mais i'appelle bon, & iuste Roy, qui met tous ses efforts de estre tel, & qui est prest d'employer ses biens, son sang, & sa vie, pour son peuple: comme vn Roy Codrus, vn Decius, lesquels estant aduertis, que la victoire dependoit de leur mort, soudain sacrifierent leur vie: & sur tous vn Moyse que Philo appelle sage legistlateur, iuste Roy, & grand Prophete, qui pria Dieu de rayer plustost son nom du liure de vie, qu'il ne pardonnast à son peuple, aymant mieux estre damné, qu son peuple perist: qui estoit bein vn tour de Prince debonnaire, & de vn vray pere du peuple. Or la plus notable difference du Roy, & du Tyran est, que le Roy se conforme aux loix de nature: & le tyran les foulle aux pieds. l'vn entretient la pieté, la iustice, & la foy: l'autre n'a ny Dieu, ny foy, ny loy: l'vn fait tout ce qu'il pense seruir au bien public, & tuition des sugets: l'autre ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance, ou plaisir: l'vn s'efforce d'enrichir ses sugets,
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par tous les moyens dont il se peut aduiser: l'autre ne batist sa maison, que la ruine d'iceux. l'vn venge les iniures du public, & pardonne les les siennes: l'autre venge cruellement ses iniures, & pardonne celles d'autruy. l'vn espargne l'honneur des femmes pudiques: l'autre triomephe de leur honte. l'vn prend plaisir d'estre aduerti en toute liberté, & sagement repris, quand il a failli: l'autre n'a rien plus à contrecueur, que l'homme graue, libre, & vertueux: l'vn s'efforce de maintenir les sugets en paix, & vnion: l'autre y met tousiours diuision, pour les ruiner les vns par les autres, & s'engresser de confiscations: l'vn fait estat de l'amour de son peuple: l'autre de la peur: l'vn ne craint iamais que pour ses sugets: l'autre ne redoubte rien plus que ceux là: l'vn ne charge les siens, que le moins qu'il peut, & pour la necessité publique: l'autre hume le sang, ronge les os, succe la moüelle des sugets, & seulement pour les affoiblir: l'vn cherche les plus gens de bien, pour employer aux charges publiques: l'autre n'y employe que les larrons, & plus meschans, pour s'en seruir comme d'esponges: l'vn donne les estats, & offices, pour obuir aux concussions, & foulle du peuple: l'autre les vend le plus cher qu'il peut, pour leur donner moyen d'affoiblir le peuple par larcins, & puis couper la gorge aux larons, pour estre reputé bon iusticier: l'vn mesure ses meurs, & façons au pied des loix: l'autre fait seruir les loix à ses meurs: l'vn est aymé & adoré de tous ses sugets: l'autre les hait tous, & est hay de tous. l'vn n'a recours en guerre qu'à ses sugets: l'autre ne fait guerre qu'à ceux là: l'vn n'a garde, ny garnison que des siens, l'autre que d'estrangers: l'vn s'esiouist d'vn repos asseuré, & tranquilité haute: l'autre langist en perpetuelle crainte: l'vn attend la vie tres heuruese: l'autre ne peut euiter le supplice eternel: 'vn est honnoré en sa vie, & desiré apres sa mort: l'autre est diffamé en sa vie, & deschiré apres sa mort. Il n'est pas besoin de verifier ceci par beaucoup d'exemples, qui sont en veuë d'vn chacun. Car noustrouu ons és histoires, la tyrannie auoir esté si detestable, qu'il n'estoit pas iusques aux escholiers & aux femmes, qui n'aient voulu gaigner le prix d'honneur à tuer les tyrans. comme fist Aristote, celuy qu'on appelloit Dialecticien, qui tua vn tyran de Sycione: & Thebé son mari Alexandre tyran des Phereans. Et de penser que le tyran se puisse guarentir par force c'est vn abus: car qui estoit plus fort que les Empereurs Romains?[*]( La boucherie des tyrans.) ils auoient quarante legions ordinaires, & deux ou trois autour de leurs personnes, & toutesfois il ne s'en trouua iamais d'assassinez en si grand nombre en Republique quelconque: & mesmes les capitaines des gardes bien souuent les ont tuez: comme Cherea fist à Caligula, & les Mammelus aux Sultans d'AEgypte. Mais qui voudra voir à l'œil la fin miserable des tyrans, il ne faut lire que la vie de Timoleon, & d'Aratus où lon verra les tyrans arrachez du nid de la tyrannie, puis despoüillez
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tous nuds, & flaitris iusques à la mort, en presence de la ieunesse, & leurs femmes, enfans, & adherans, meurtirs & trainez aux cloaques: & qui plus est, les statues de ceux qui estoient mort en la tyrannie, accusees, & condamnees publiquement, puis executees par les bourreaux, les os deterrez, & gettez aux esgouts: & les courratiers de tyrans, demembrez, & trainez auec toutes les cruautez desquelles vn peuple forcené de vengeance se peut aduiser: leurs deits lacerez, leurs chasteaux, & bastimens superbes rasez de fond en comble: & leur meoire condamnee d'infamie perpetuelle, par iugemens, & par liures imprimez, pour seruir d'exemple à tous PRinces, affin qu'ils aient en abomination telles pestes si dangereuses, & si pernicieuses au genre humain. Il est bien vray qu'il y a tousiours eu quelques tyrans, qui n'ont eu faute de flateurs historiens à gaiges, mais il est aduenu apres leur mort, que leurs histoires ont esté bruslees, & supprimees, & la verité mise en lumiere, & bien souuent auec amplification: de sorte qu'il ne rest pas vn liure de la louuange d'vn seul tyran, pour grand & puissant qu'il fust. ce qui fait enrager les tyrans, lesquels ordinairement bruslent d'ambition, comme Neron, Domitian, Caligula. Car combien qu'ils ayent mauuaise opinion de l'immortalité des ames, si est-ce toutesfois pendant qu'ils viuent, ils souffrent damie, qu'ils boyent bien qu'on leur fera apres leur mort: de quoy Tibere l'Empereur se plaignoit fort: & Neron encores plus qui souhaitoit quand il mourroit, que le ciel, & la terre fust reduit en flamme. Et pour ceste cause Demetrius l'assiegeur gratisia les Atheniens, & entreprint la guerre pour leurs droits, & libertez, affin d'estre honnoré par leurs escrits: sçachant bien que la ville d'Athenes, estoit comme vne guette de toute la terre, laquelle aussi tost feroit reluire par tout le monde la gloure de ses faits, comme vn brandon qui flamoye sus vne haute tour: mais aussi tost quil se lascha aux vices, & vilanies, iamais tyran ne fut mieux laué. Et quand bien les tyrans n'auroient aucun soin, ny souci de ce qu'on dira: si est-ce neantmoins que leur vie est la plus miserable du monde, d'estre en crainte, & frayeur perpetuelle, qui les menace sans cesse, & les poinçonne viuement, voiant leur estat & leur vie tousiours en bransle. car il est impossible que celuy qui craint, & hait ses sugets, & est aussi craint, & hay de tou, la puisse faire longue. Et pour peu qu'il soit assaili des estranger, soudain les siens luy courent à fus. car mesmes les tyrans n'ont aucune fiance en leurs amis, ausquels le plus souuent ils sont traistres & defloyaux: comme nous lison des Empereurs Neron, Commode, & Caracalla, qui tuerent les plus fidiles, & loyaux seruiteurs qu'ils eussent. & quelquesfois tout le peuple d'vne mesme furie court à fus au tyran: comme il fist à Phalaris, Heliogabale, Alcete tyran des Epirotes, Andronic Empereur de Constantinople qui fut despoüillé & monté tout nud sus vn asne, pour receuoir toutes les contumelies qu'il est possible, auparauant que d'estre tué: ou bien eux mesmes minutent leur
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mort, comme l'Empereur Caracala, qui manda à l'astrologue Maternus qu'il luy escriuist celuy qui pouuoit estre Empereur: le deuin luy respondit que c'estoit Macrin: auquel de bon heur la lettre s'adressa, & aussi tost il fist tuer Caracal, pour euiter ce qui luy estoit preparé. & Commode ayant eschappé le coup de poignard d'vn meurtrer ( qui dist deuant que fraper, le senat t'enuoye cela) fist vn roollle de ceux qu'il vouloit faire mourir, où sa garse estoit escrite: & le roole estant tombé entre les mains d'elle, se hasta de le faire tuer. Toutes les histoires anciennes sont pleines de semblables exemples, qui monstrent assez, que la vie des tyrans est tousiours assiegee de mil & mil malheurs ineuitables. Le gouuernement du Monarque Royal est du tout contraire au tyrannic: car le Roy est tellement auec ses sugets, qu'ils emploient volontiers leur bien, leur sang, & leur vie, pour la tuition & defense de son estat, de son honneur, & de sa vie: & apres sa mort ne cessent d'escrire, chanter, & publier ses loüanges, & les amplifier tant qu'ils peuuent: comme nous voyons en Xenophon le pourtraict tiré au vif d'vn grand, & vertueux Prince, soubs la personne de Cyrus, où il a bien fort amplifié ses loüanges: pour donner eemple aux autres Princes, de se conformer à cestuilà: comme de fait il en print à Scipion l'African, lequel ayant tousiours deuant les yeux, & entre les mains la Cyropædie de Xenophon, il surpassa en vertu, honneur, & proüesse, tous les Roys & Princes de son aage, & qui auoient esté auparauant luy, de sorte que les corsaires sçachans qu'il estoit en sa maison esloignee des villes, l'enuironnerent, & comme il se mettoit en defense de les repoulser, ils getterent les armes bas, l'asseurant qu'ils n'estoient venus là que pour le voir & l'adorer, comme ils firent. Si la lumiere, & splendeur de la vertu d'vn tel Prince, a bien attrait & raui les voleurs, & corsaires en admiration, combien doibt elle auoir de force és bons sugets? Et qui est le Prince tant stupide, qui ne soit saisi de ioye, oyant dire que Menandre Roy des Bactrians fut si aimé des siens, pour sa iusitce & vertu, qu'apres sa mort les villes furent en grands debats, à qui auroit l'honneur de sa sepulture? & pour les appaiser, il fut accordé que chacune feroit vne sepulture. Qui est le Prince si mechant qui ne brusle d'enuie, & de ialousie lisant le Panegyric de l'Empereur Traian? car Pline apres l'auoir eleué iusques au ciel, conclud ainsi, Que le plus grand heur qui peust aduenir à l'empire, estoit que les dieux prinsent exemple à la vie de Traian. Qui est le tyran si cruel, quelque bonne mine qu'il face, qui ne desire à pleins souhaits l'honneur que receut le Roy Agesilaus, alors qu'il fut condamné à l'amende par les Ephore pour auoir derobbé le cueur, & gaigné tout seul l'amour de tous ses citoyens? Qui est le Roy que ne souhaitte le surnom d'Aristide le iuste? tiltre le plus diuin, & le plus royal que iamais Prince sçauroit acquerir, au lieu que plusieurs se font appeller conquerans, asseigneurs, foudroyans. Au contraire quand nous lisons cruautez horribles de Phalaris, Bu-
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-siris, Neon, Caligula, qui est celuy qui soit esmeu d'vne iuste indignation contre eux? Voila les differences les plus remarquables du Roy & du tyran: qui ne sont pas difficiles à cognoistre entre les deux extremitez d'vn Roy tres-iuste, & d'vn tyran tres-mechant: mais il n'est pas si aisé à iuger, quand vn Prince tient quelque chose d'vn bon Roy, & d'vn tyrn. Car le temps, les lieux, les personnes, les occasions qui se presentent, contraignent souuent les princes à faire choses qui semblent tyranniques aux vns, & loüables aux autres. Nous dirons cy apres, combien le gouuernement doit estre differend, pour la difference des peuples. Il[*]( Dicion notable pour les obligations du Roy, & du tyran.) suffist à present l'auoir touché, affin qu'on ne mesure pas la tyrannie à la seuerité, qui est tres-necessaire à vn Prince: ou bien aux gardes & forteresses, ou bien à la majesté des commandemens imperiaux, qui sont plus à souhaitter, que les douces prieres des tyrans, qui tirent apres soy vne force ineuitable. C'est pourquoy en termes de droit celuy qui s'est obligé à la priere d'vn tyran, est tousiours[*]( l.si per imperssionem. quod metus.C. glo.not.in l.1. quod iussu ff.cano.conuenior 23.q.8.Io.andr. in cap.infinuante. qui clerici vel vouent.) restitué: & s'il s'oblige par commandement d'vn bon Prince, il ne peut estre releué. Et ne faut pas appeller tyrannie les meurtres, bannissemens, saisies, & autres executions, ou exploits d'armes qui se font au changement des Republiques ou restablissement d'icelles: car il ne se fist iamais, & ne se peut faire autrement, quand le changement est violent: comme on a veu au triumuirat, & souuent aux elections de plusieurs Empereurs. aussi ne doibt on pas appeller tyrannie, quand Cosme de Medicis, apres le meurtre commis en la personne d'Alexandre Duc de Florence, basiti des citadelles, s'enuironna de gardes estrangeres, chargea les sugets de tributs & imposts: car il estoit necessaire d'auoir vn tel medecin à vne Republique vlceree de tant de seditions, & rebellions, & enuers vn peuple effrené & debordé en toute licence, qui fist mille coniurantions contre le nouueau Duc, lequel a emporté le nom d'vn des plus sages, & vertueux Princes de son temps. Au contraire, il aduient souuent que pour la doulceur d'vn Prince, la Republique est ruinee, & pour la cruauté d'vn autre elle est releuee. On sçait assez combien la tyrannie de Domitian fut terrible au Senat, à la noblesse, aux grands seigneurs & gouuerneurs de l'Empire Romain: & toutesfois apres sa mort les peuples, & prouinces s'en louerent[*]( Tranqui. in Domitiano.) bien fort: par ce qu'il ne se trouua iamais officiers, ny magistrats plus entiers que de son temps, de crainte & de frayeur qu'ils auoient.[*]( La rigeur, & seuerité d'vn Prince, est plus vtile que la trop grande bonté.) Car la tyrannie peut estre d'vn Prince enuers vn peuple forcené, pour le tenir en bride auec vn mors fort & roide: comme il se fait au changement d'vn estat populaire en monarchie: & cela n'est pas tyrannie, ains au contraire Ciceron appelle tyrannie la licence du populace effrené. Aussie la tyrannie peut estre d'vn Prince contre les grands seigneurs, comme il aduient tousiours aux changemens violens d'vne Aristocratie en monarchie, alors que le nouueau Prince tue, bannit, & confisque les plus grans: ou bien d'vn Prince necessiteux & pauure, qui ne sçait où prendre argent, bien souuent
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il s'adresse aux riches, soit à droit ou à tort. ou bien que le Prince veut afranchir le menu peuple de la seruitude des nobles & riches, pour auoir par mesme moyen les biens des riches, & la faueur des pauures. Or de tous les tyrans il n'y en a point de moins detestable, que celuy qui s'atache aux grands, espargnant le sang du pauure peuple. Car ceux là s'abusent bien fort, qui vont lüant, & adorant la bonté d'vn Prince doux, gratieux, courtois, & simple: car telle simplicité sans prudence, est tres dangereuse & pernicieuse en vn Roy, & beaucoup plus à craindre, que la cruauté d'vn Prince seuere, chagrin, reuesche, auare & inaccessible. Et semble que nos peres anceins n'ont pas dit ce prouerbe sans cause, De meschant homme bon Roy: qui peut sembler estrange aux aureilles delicates, & qui n'ont pas accoustumé de poizer à la balance les raisons de part & d'autre. Par la souffrance & niaise simplicité d'vn Prince trop bon, il aduient que les flateurs, les courratiers, & les plus meschans emportent les offices, les charges, les benefices, les dons, epuisans les finances d'vn estat: & par ce moyen le pauure peuple est rongé iusqu'aux os, & cruellement asserui aux plus grands: de sorte que pour vn tyran il en a dix mil. aussi aduient-il de ceste bonté par trop grande vne impunité des meschans, des meurtriers, des concussionnaires car le Roy si bon, & si liberal n'oseroit refuser vne grace. Brief, soubs vn tel Prince le bien public est tourné en particulier, & toutes les charges tombent sus le pauure peuple: comme on void les catarrhes & fluxions en vn corps floüet & maladif tomber tousiours sus les parties les plus foibles. On peut verifier ce que i'ay dit par trop d'exemples, tant des Grecs que des Latins: mais ie n'en chercheray point autre part qu'en ce Royaume, qui a esté le plus miserable qui fut onques, soubs le regne de Charles surnommé le Simple, & d'vn Charles Faitneant. On l'a veu aussi grand, riche, & florissant en armes, & en loix sus la fin du Roy François I. lors qu'il deuint chagrin & inaccessible, & que personne n'osoit aprocher de luy pour rien luy demander: alors les estats, offices & benefices n'estoient donnez qu'au merite des gens d'honneur: & les dons tellement retranchez, qu'il se trouua en l'espargne quand il mourut, vn million d'or, & sept cens escus, & le quartier de Mars à receuoir, sans qu'il fust rien deu, sinon bien peu de chose, aux Seigneurs des ligues, & à la banque de Lyon, qu'on ne vouloit pas payer pour les retenir en deuoir: la paix asseuree auec tous les Princes de la terre: les frontieres estendues iusqu'aux portes de Milan: le Royaume plein de grands Capitaines, & des plus sçauans hommes du monde. On a veu depuis en douze ans que regna le Roy Henri II. (la bonté duquel estoit si grande qu;il n'en fut onque de pareille en Prince de son aage) l'estat presque tout changé. car comme il estoit doux, gratieux & debonnaire, aussi ne pouuoit-il rien refuser à personne. ainsi les finances du pere en peu de mois estant epuisees, on mist plus que iamis les estats en vente, & les benefices donnez sans respect, les Magistrats aux plus offrans, & par consequent aux plus indignes. les imposts
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plus grands qu’ils ne furent onc auparauant. & neantmoins quand il mourut l'estat des finances de France se trouua chargé de quarante & deux millions: apres auoir perdu Ie Piedmont, Ia Sauoye, l'isle de Corse, & les frontieres du baspays. combien que ces pertes là estoient petites eu egard à la reputation, & à l’honneur. Si la douceur de ce grand Roy eust esté accom- paignee de seuerité, sa bonté meslee auec la rigueur, sa facilité auec l’au- sterité, on n'eust pas si aisément tiré de luy tout ce qu’on vouloit. On me dira, qu’il est difficile de trouuer ce moyen entre les hommes, & moins encores entre les Princes, qui sont le plus souuent pressez de passions violentes, tenans l’vne ou l’autre extremité; Il est bien vray que le moyen de vertu enuironné de plusieurs vices, comme la ligne droicte entre vn million de tourbes, est difficile à trouuer: si est-ce neantmoins qu’il est plus expedient au peuple, & à la conseruation d’vn estat, d’auoir vn Prince rigoureux & seuere; que par trop doux & facile, la bonté de l’Empereur Pertinax,& la ieunesse enragee d’Heliogabale, auoient reduit l’Empire Romain à vn doigt pres de sa cheute, quand les Empereurs Seuere l’Africain, & Alexandre Seuere Surian, Ie restablirent par vne seuerité roide, & imperiale austerité, en sa premiere splendeur, & majesté, auec vn merueilleux contentement des peuples & des Princes. Ainsi se peut entendre l’ancien prouerbe, qui dit, De meschant homme bon Roy: qui est bien crud, si on le prend à la propriété du mot, qui ne signifie pas seulement vn naturel austere, & rigoureux, ains encores il tire auec soy le plus haut poinct de malice, & d’impiete, ce que nos peres appelloient mauuais: comme Ion appelloit Charles Roy de Nauarre, le mauuais, l’vn des plus scelerez Princes de son aage: & le mot de Meschant signifioit maigre, & fin. autrement le prouerbe que i’ay dit, seroit vne confusion du iuste Roy au cruel tyran. Il ne faut donc pas iuger le Prince tyran, pour estre seuere ou rigoureux, pourueu qu’il ne contreuienne aux loix de Dieu, & de nature. Ce poinct esclairci, voyons s’il est licite d’attenter à la personne du tyran. A proprieté du mot Tyran ignoree en a trompé plusieurs, quia causé beaucoup d’inconueniens. Nous ° auons dit, que le tyran est celuy, qui de sa propre auctorité se fait Prince souuerain, sans election, ny droit successif, ny sort,ny iuste guerre, ny vocation speciale de Dieu. c'est celuy duquel les es- crits des anciens s’entendent, & les loix qui veulent, que cestuy-là soit mis à mort: & mesmes les1 anciens ont ordonné de grands loyers & re- compenses aux meurtriers des tyrans: c'est à sçauoir les tiltres de noblesse,
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de proüesse, de cheualerie, les statues, & tiltres honorables: brief les biens du tyran, comme aux vrais liberateurs de la patrie, ou comme disoient les Candiots de la matrie. Et en ce cas ils n’ont fait aucune difference du bon & vertueux Prince au meschant de vilain: car il n’appartient à homme vi- uant d’enuahir la souueraineté & se faire maistre de ses compaignons, quelque voile de iustice, & de vertu qu’on pretende: & qui plus est en termes de droict celuy est coulpable de mort qui vse des marques reseruees à la souueraineté. Si doc le suget veut enuahir & voler l'estat à son Roy, par quelquemoyen que ce soit, ou en l'estat populaire, ou Aristocratique, de compaignon se faire seigneur, il merite la mort. Et par ainsi nostre question, pour ce regard, n'a point de difficulté. Il est vray que les Grecs ont esté en different contre les Latins, si en ce cas on doit preuenir par voye de fait, la voye de iustice. car la loys Valeria, publiee à la requeste de P. Valerius Publicola, le veut ainsi: pourueu qu’après l’homicide, on auerast, que celuy qu’on auoit occis, auoit aspiré à la souueraineté, qui auoit bien grade apparence. car d’y vouloir proceder parvoye de iustice, il semble que le feu plustost auroit embrazé la Republique, qu’on y peust venir à temps. & comment feroit-on venir en iugement celuy qui auroit la force autour de luy? qui auroit saisi les forteresses? vaut-il pas mieux preuenir parvoye de fait, que voulant garder la voye de iustice perdre les loix, & l'estat? Toutefois6 Solon fist vne loy contraire, par laquelle il est expressé- mént defendu d'vser de là voye de fait, ni tuer celuy qui se veut emparer, de la souueraineté, que premierement on ne luy ait fait & parfait son pro- cés: qui semble plus equitable que la loy Valeria: par ce qu’il se. trouuoit plusieurs bons citoyens, & gens de bien, occis par leurs ennemis, sous couleur de tyrannie, & puis il estoit aisé de faire le procés aux morts. Mais il me semble, pour accorder ces deux loix,& en faire vne resolution, que la loy de Solon doit auoir lieu, quand celuy qui est suspect de tyrannie n’a occupé ni forces ni forteresses: & la loy Valeria, quand le tyran s'est declaré ouuertemént, ou qu’il s’empare des citadelles & garnisons. Au premier cas, nous trouuons que Ie Dictateur Camil procéda par voye de iustice contre M. Manlius Torquatus: & au second cas, Brutus & Crassius tuerent Cesar. Car Solon pour y auoir esté par trop religieux, ne peut empescher qu’à son veu, & sceu Pisistratus de suget, & citoyen ne se fist maistre: & les meurtriers qui occirent les tyrans d’Athenes, n’y procederent pas par voye de iustice. On peut ici former plusieurs questions: à sçauoir si Ie tyran que i’ay dit peut estre tué iustement sans forme ni figure de procès, si apres auoir empieté la souueraineté par force; ou par finesse, se fait elire par les estats: car il semble que cest acte solennel d’election est vne vraye ratification de la tyrannie, que le peupler a pour agreable. ie di neantmoins qu’il est licite de le tuer, &. y preuenir par voye de fait, si ce n'estoit que le tyran despoüillant son authorité, quittast les forces, & qu’il remist Ia puis- sance entre les mains du peuple pour soufrir iugement. car on ne7peut ap-
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peller consentement, ce que les tyrans font faire au peuple despoüillé de sa puissance: comme Sulla qui se fist establir dictateur pour quatre vingts ans par la loy Valeria, qu'il fist publier ayant vne armee puissante dedans la ville de Rome, Ciceron disoit°que ce n'estoit pas loy: & en cas pareil Cesar, qui se fist faire dictateur perpetuel par la loy Seruia: & Cosme de Medi- cis, lequel ayant vne armee dedans Florence, se fist elire Duc, & sur la difficulté qu’on y faisoit, il fist faire vne scopterie deuant le Palais qui hasta bien les Seigneurs & Magistrats de passer outre, mais si les successeurs du tyran par long trait de temps, comme de cent ans auoient tenu la souueraineté, en ce cas la prescription de si longues années, comme en toutes autres cho- ses pourroit seruir de8 titre, quoy qu’on die que la souueraineté ne peut estre0 prescripte, c'est à dire en moins de cent ans. & mesmement s’il n’y a eu ni opposition, ni protestation des sugets au contraire: comme celle du Tribun Aquila, lequel fut si braue, d’oster la couronne qu’on auoit mise fus la statue de Cesar, quelque puissance qu’il eust, & qu’il trouuast cela fort mauuais, iusqu'a mettre à la fin de tous les mandemens, & graces qu’il ottroyoit. S’il plaist au Tribun Aquila. Voila quant à ce poinct du tyran vertueux ou meschant qui se fait seigneur souuerain de son aucttori- té. Mais la difficulté principale de nostre question gist à sçauoir, si le Prince souuerain venu à l'estat par voye d’election, ou par sort ou par droit successif, ou par iuste guerre, ou par vocation speciale de Dieu, peut estre tué, s’il est cruel, exacteur, & meschant à outrance: car c'est la signification qu’on donne au mot Tyran. Plusieurs 9 Docteurs & Theologiens, qui ont touché ceste question, ont resolu qu’il est licite de tuer le tyran, & sans distinction: & mesmes les vns ont mis ces deux mots incompatibles, °Roy tyran, qui a esté caufe de ruiner de tresbelles & fleurissantes Monarchies. Mais afin de bien decider ceste question, il est besoing de distinguer le Prince absoluement souuerain, de celuy qui ne l’est pas: & les sugets d’a- uec les estrangers. Car il y a bien difference de dire que le tyran peut estre licitement tué par vn Prince estranger, ou parle suget. Et tout ainsi qu’il est tresbeau & conuenable, à qui que ce soit, defendre parvoye de fait les biens, l’honneur & la vie de ceux qui sont iniustement affligez, quand la porte de iustice est close: ainsi que fist Moyse, voyant battre & forcer son frere, & qu’il n’y auoit moyen d’en auoir la raison: aussi est-ce chose tresbelle, & magnifique à vn Prince, de prendre les armes pour venger tout vn peuple iniustement opprimé par la cruauté d’vn tyran: comme fist le grand Hercules, qui alloit exterminant par tout le mode ces monstres de tyrans: & pour ces haults exploits a esté deifié, ainsi fist Dion, Timoleon, Aratus, & autres Princes genereux, qui ont emporté le tiltre de cha- stieurs, & correcteurs de tyrans. Aussi ce fut la seule cause, pour laquelle Tmerlan Prince des Tartares, denonça la guerre à Paiazet Roy des Turcs, qui lors assiegeoit Constantinople, disant qu’il estoit venu pour chastier sa tyrannie, & deliurer les peuples affligez. & de fait il le vaincut en ba-
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taille rangee, en la plaine du mont StelIa: & apres auoir tué, & mis cil route trois cens mil Turcs, il fist mourir le tyran enchaisne en vne cage. Et en ce cas il ne peut chaloir que le Prince vertueux procede contre vn tyran par force, ou par finesse, ou par voye de iustice: vray cil que si le Prince vertueux a pris le tyran, il aura plus d’honneur à luy faire son procez, & le chastier comme vn meurtrier, vn parricide, vn voleur, plustost que d'vser enuers luy du droict des gens. Mais quant aux sugets, il faut sçauoir si le Prince est absoluëment souuerain, ou bien s’il n'est pas souuerain: car s’il n'est pas absoluëment souuerain, il est necessaire que la souueraineté soit au peuple, ou bien aux seigneurs: En ce cas il n’y a doubte, qu’il ne soit licite de proceder contre le tyran parvoye de iustice, si on peut se preualoir cotre luy: ou bien par voye de fait & force ouuerte, si autrement on n’en peut auoir la raison: comme le senat fist enuers Neron au premier cas, & enuers Maximin en l'autre cas. d’autant que les Empereurs Romains n’estoient rien autre chose, que Princes de la Republique, c'est à dire[*](Sueron.in Caligul.Tacitus in proœmio lib.primi.) premiers & chefs, demeurant la souueraineté au peuple & au Senat: comme i'ay monstré cy dessus, que ceste Republique là s'appelloit Principauté. quoy que die[*](In lib.de Ira.) Seneque parlant en la personne de Neron son disciple, Ie suis, dit il, seul entre tous les hommes viuans, eleu & choisi pour estre lieutenant de Dieu en terre: ie suis arbitre de la vie & de la mort: ie fuis tout puissant pour disposer à mon plaisir de l'estat & qualité d’vn chacun, vray est que de faict il vsurpa bien ceste puissance, mais de droit l'estat n'estoit qu’vne Principauté, ou Ie peuple estoit souuerain comme est aussi celle des Venitiens, qui ont condamné à mort leur Duc Falier, & fait mourir plusieurs autres fans forme ny figure de procès: d’autant que Venize est vne Principauté aristocratique, où le Duc n'est rien que le premier, & la souueraineté demeure aux estats des gentils-hommes Venitiens. Et en cas pareil, l'Empire d’Alemaigne, qui n’est? aussi qu’vne Principauté aristocratique, où l’Empereur est chef & premier: la puissance, & majesté de l’Empire appartient aux estats, qui debouterent l’Empereur Adolphe l’an M.CCXCVI. & depuis encores Wenceslan l’an M.CCCC. par forme de iustice, comme ayant iurisdiction & puissance sur eux. Autant pouuons nous dire del’estat des Lacedemoniens, qui estoit vne pure aristocratie, où il y auoit deux Roys, qui n’auoient aucune puissance souueraine, & n'estoient rien que Capitaines. Et pour ceste cause il se trouue que pour les fautes par eux commises, ils ont esté condamnez à l’amende, comme Agesilaus: ou à la mort, comme Agis & Pausanias: ce qui a esté aussi fait de nostre aage aux Roys de Dannemarch, & de Suede: dot les vns ont esté bannis, les autres font morts prisonniers,les autres y sont encores. par ce que la Noblesse pretend qu’ils ne sont rien que Princes, & qu’ils ne sont pas souuerains, comme nous auons monstré: aussi sont ils sugets aux estats, qui ont droit d’election. Et tels estoient anciennement les Roys de Gaule, que Cesar pour ceste cause appelle souuent Regulos, c'est à dire
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petits Roys, estans sugets & iusticiables des seigneurs, qui auoient toute souueraineté: & les faisoient executer à mort, s’ils l'auoient merité. c'est pourquoy disoit Ambiorix Capitaine general, qu’ils appelloient Roy des Licgeois. Nos mandemens, dit-il, sont tels, que le peuple n'a pas moins de puissance sur moy, que moy sur le peuple, où il monstre euidemment qu’il n'estoit pas souuerain. combien qu’il est impossible que sa puissance fust egale auec celle du peuple: comme nous auons monstré au chapitre de la Souueraineté. Mais si le, Prince est absoluëment souuerain, comme ont les vrais Monarques de France, d’Espaigne, d’Angleterre, d’Escosse, d’Ethiopie, de Turquie, de Perse, de Moschouie: desquels la puissance n'est point reuoquee en doubte, ny la souueraineté mespartie auec les sugets: en ce cas il n’appartient à pas vn des sugets en particulier, ny à tous en general, d’attenter à l’honneur, ny à la vie du Monarque, soit par voye de fait, soit parvoye de iustice, ores qu’il eust commis toutes les meschancetez, impietez & cruautez qu’on pourroit dire. car quant à la voye de iustice, le suget n’a point de iurisdiction sur son Prince, duquel depend toute puissance & authorité de commander, & qui peut non feulement reuoquer tout le pouuoir de ses Magistrats, ains aussi en la presence duquel cesse toute la puissance, & iurisdiction de tous les Magistrats, corps & Colleges, estats & communautez: comme nous[*](Au chap.de la souueraineté.) auons dit[*](Au chap.du respect que les Magistrats doibuent les vns aus autres.lib.3.) & dirons encores plus amplement en son lieu. Et s'il n'est licite au suget de faire iugement de son Prince, au vassal de son seigneur, au seruiteur de son maistre: Brief s’il n'est licite de proceder contre son Roy parvoye de iustice, comment seroit-il d’y proceder par voye de fait? car il n'est pas ici question de sçauoir qui est le plus fort, mais seulement s’il est licite de droict, & si le suget a puissance de condamner son Prince souuerain. Or non seulement le suget est coulpable de leze majesté au premier chef,[*](le quisquis ad l.Iul.maie.) qui a tué le Prince souuerain, ains aussi qui a attenté, qui a donne[*](l.I.ad l.Iul.maiest.) conseil, qui l’a voulu, quil’a[*](dd.in l.cogitationis.de pœnis ff.& in l.si.quis non dicam rapere.de sacrosan.C..) pensé. & la loy a trouué cela si enorme, que celuy qui est preuenu, attaint, conuaincu, sans auoir souffert condamnation, s'il decede, son estat n'est point diminué pour[*](l.vlt.ad l.Iul.maiestatis ff.& §.pænales.de actio.Institut.) quelque crime que ce soit, fust-ce le crime de leze majesté, horsmis le premier chef de la majesté, qui ne se peut iamais purger par la mort de celuy qui en est accusé, & mesmes celuy qui n’en fut onques preuenu, laloy le[*](d.l.vlt.ad l.Iul.maiestat.ff.) tient en ce cas comme s’il estoit ja condamné. Et combien que la mauuaise pensee ne merite point de peine, si est-ce que celuy quia pensé d'attenter à la vie de son Prince souuerain, est iugé coulpable de[*](dd.in.d l.si quis non dicam rapere.& in l. cogitationis.de pœnis.ff.) mort, quelque repentence qu’il en ait eu. & de fait, il se trouua vn gentil-homme de Normandie, lequel se confessa à vn Cordelier, qu’il auoir voulu tuer le Roy François I. se repentant de ce mauuais vouloir. le Cordelier luy donna absolution: & neantmoins depuis il en aduertit le Roy, qui renuoya le gentil-homme au Parlement de Paris, pour luy faire son procès: ou il fut condamné à mort par arrest, & depuis exe-
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cute. on ne peut dire que la Cour y proceda par crainte, veu que bien souuent elle refusoit de verifier les edits, & lettres patentes, quelque mandement que fist le Roy. Et combien qu’il se trouua vn homme insensé, & du tout furieux, nommé Caboche, à Paris, qui tira l’espee contre le Roy Henri II. sans aucun effect, ni effort, neantmoins il fut condamné à mourir, sans auoir egard à sa frenaisie, que la loy[*](l.illicitas.de offic.præsid.satis, inquit, ipso furore torquetur.) excuse, quelque meurtre ou meschanceté que face le furieux. Et afin qu'on ne die point que les hommes ont fait ces loix, & donné ces arrests, nous lisons en la saincte escriture, que Nabuchodonosor Roy d’Assyrie, gasta le pays de là Palestine, assiegea la ville de Hierusalem, la força, pilla, rasa maisons & murailles, brusla le Temple, & soüiIla le Sanctuaire de Dieu, tua le Roy, & la pluspart du peuple, emmenant le surplus esclaue en Babylone: & là fist faire vne statue d’or representant son image, & commandement à tous, fans exception, de l'adorer, sur peine[*](Danielis cap.6.) d’estre bruslez tous vifs: & fist getter en la fournaise ardente ceux qui refuserent l’adorer: & neantmoins le Prophete[*](Baruchias cap.I.& Hierem.29.7.) addressant vne lettre aux luifs, qui estoient en Babylone, leur escrit qu’ils prient Dieu qu’il donne bonne & heureuse vie à Nabuchodonosor & à ses ensans, & qu’ils puissent regner autant que le Ciel durera. Aussi Dieu appelle Nabuchodonosor[*](Hieremiæ 25.& Ezechiel.29.) son seruiteur, promettant qu’il le fera grand seigneur. y eut-il iamais tyran plus detestable que cestuy-là, de nese contenter pas d'estre adoré, ains encores faire adorer son image, & sur peine d'estre bruslé tout vis? Et neantmoins nous voyons le Prophete Ezechiel irrité contre Sedechie Roy de Hierusalem, detester bien fort fa perfidie, deloyauté & rebellion contre son Roy Nabuchodonosor, & qu'il ne meritoit rien moins que la mort. Encores auons nous vn exemple plus rare de Saul, lequel estant forcené du malin esprit, fist tuer tous les Prestres de Dieu fans cause quelconque, & s’efforça par tous moyens de tuer ou faire tuer Dauid: & neantmoins Dauid l’ayant en sa puissance par deux fois, Ia Dieu ne plaise, dit-il, que iattente[*](Samuel.I.cap.26. & 24.) à la personne de celuy que Dieu a sacré: & empescha qu’on luy fist aucun mal. & combien que Saül fust tué en guerre, si est-ce que Dauid fist mourir celuy qui luy en apporta la teste, disant: Va meschant, as tu bien osé mettre tes mains impures fus celuy que Dieu auoit sacré? tu en mourras. Ce poinct est fort considerable: car Dauid estoit iniustement poursuiui à mort par Saül, & n'auoit pas faute de puissance, comme il monstra bien aux ennemis. d’auantage il estoit eleu de Dieu, & sacré par les mains de Samuel, pour estre Roy du peuple, & auoit espousé la fille du Roy; & neantmoins il eut en horreur de prendre qualité de Roy, & encores plus d’attenter à la vie, ni à l’honneur de Saul, ni se rebeller contre luy, ains il aima mieux se bannir soymesme hors du royaume. Aussi lisons[*](Ioseph.de sectis Iudæor.) nous, que les plus saincts personnages qui furent iamais entre les Hebrieux, qu’on appelloit[*](à verbo HEBREW TEXT.) Essæi, c'est à dire les vrais executeurs de la loy de Dieu, tenoient que les Princes sou-
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uerains, quels qu'ils soient doiuent estre inuiolables aux sugets, comme sacrez, & enuoyez de Dieu. On ne doute pas aussi que Dauid Roy & Prophète n'eust[*](Samuel.2.cap.23.2.) l'esprit de Dieu, si iamais homme l'auoit eu: ayant deuant ses yeux la loy[*](Exodi22 28.) de Dieu, qui dit: Tu ne mes diras point de ton Prince, & ne detracteras point des Magistrats. Il n’y a rien plus frequent en toute[*](I.Petri 2.17.I.Timoth.2.2.& ad Roman.14.I.) l'escriture saincte, que la defense, non pas seulement de tuer, ni attenter à la vie ou a l’honneur du Prince: ains aussi des Magistrats, ores, dit l'escriture, qu'ils soient meschans. Si donques celuy est coulpable de leze majesté diuine & humaine, qui detracte seulement des Magistrats, quelle peine peut suffire à celuy qui attente à leur vie? car la loy de Dieu est encores plus precise en ce cas, que ne sont les loix humaines: d'autant que la loy[*](l.I.ad l.Iul.maiestat.ff.) Iulia tient pour coulpable de leze majesté, qui aura donné conseil de tuer le Magistrat, ou commissaire qui a puissance de commander: & la loy de Dieu defend de detracter aucunement du, Magistrat. De respondre aux obiections & argumens friuoles de ceux qui tiennent le contraire, ce seroit temps perdu: mais tout ainsi que celuy qui doute s’il y a vn Dieu, merite qu’on luy face sentir la peine des loix, sans vser d’argumens: aussi font ceux là qui ont reuoqué en doubte vne chose si claire, voire publiee par liures imprimez, que les sugets peuuent iustement prendre les armes contre leur Prince tyran, & le faire mourir en quelque sorte que ce soit: combien que les plus apparens & sçauans[*](Martin.Luther.Caluin.In Ioannem, & in Institutione.) Theologiens tiennent qu’il n'est iamais licite, non pas seulement de tuer, ains de se rebeller contre son Prince souuerain: si ce n’est qu’il y eust mandement special de Dieu, & indubitable: comme nous auons de[*](4.Regem cap.9. & 10.) Iehu, lequel fut eleu de Dieu, & sacré Roy par le Prophete, auec mandement expres de faire mourir la race d’Achab. Il estoit suget, & n’attenta iamais contre son Prince pour toutes les cruautez, exactions, & meurtres des Prophetes que le Roy Achab & Iesabel auoient fait: iusques à ce qu’il eut mandement expres de la voix de Dieu par la bouche du Prophete. & de fait Dieu luy assista tellement, qu'auec petite compaignie, il fist mourir deux Roys, & quarante deux Princes du sang, & tous les Prestres idolatres, apres auoir fait manger aux chiens la Royne lesabel. Mais il ne fault pas parangonner ce mandement special de Dieu aux coniurations & rebellions des sugets mutins contre le Prince souuerain.[*](Sleidan.) Nous lisons que les Princes Protestans d’Alemaigne, deuant que prendre les armes contre l’Empereur, demanderent à Martin Luther s’il estoit licite: il respondit franchement qu’il n'estoit pas licite, quelque tyrannie ou impieté qu'on pretendist. il ne fut pas creur:aussi la fin en fut miserable, & tira la ruine des plus illustres maisons d’Alemaigne: quia nulla iufta causa videri potest, comme disoit Ciceron, aduersus pa triam arma capiendi. Et toutefois il est bien certain, que la souueraineté de l’Empire ne gist pas en la personne de l’Empereur, comme nous dirons en son lieu: mais estant chef, on ne pouuoit prendre les armes que
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du consentement des Estats, ou de la plus grande partie. combien donc est il moins licite contre le Prince souuerain? Ie ne puis vser de meilleur exemple que du fils enuers le pere. la loy de Dieu dit, que celuy qui aura mesdit du pere ou de la mere, soit mis à mort. Et si le pere est meurtrier, voleur, trahistre à la patrie, incestueux, parricide, blasphemeur, atheiste, qu'on y adiouste ce qu’on voudra. ie confesse que tous les suplices ne suffiront pas pour le punir: mais ie dy que ce n’est pas au fils à y mettre la main, quia nulla tanta impietas, nullum tantum scelus est, quod sit parricidio vindicandum, comme disoit vn ancien orateur. & toutefois Ciceron ayant mis ceste question en auant, dit que l’amour de la patrie est encores plus grand. ie dy donc que iamais le suget n’est receuable de rien attenter contre son Prince souuerain, pour meschant & cruel tyran qu'il soit. il est bien licite de ne luy obeïr pas en chose qui soit contre la loy de Dieu ou de nature, s’en fuir, se cacher, parer les coups, souffrir la mort plus tost que d’attenter à fa vie, ni à son honneur. O qu'il y auroit de tyrans, s’il estoit licite aux sugets de les tuer. celuy qui tire trop de subsides seroit tyran, comme le vulgaire l’entend: celuy qui commande contre le gré du peuple seroit[*](Bartol.in tractat de tyrannia tyrannum a tyros inquit,idest fortis,inepte tamen.) tyran, ainsi qu’Aristote le definist és Politiques: celuy qui auroit gardes pour la seureté de sa vie seroit tyran: celuy qui seroit mourir les coniurez contre son estat seroit tyran. Et comment seroient les bons Princes asseurez de leur vie? Non pas que ie vueille soustenir qu’il ne soit licite aux autres Princes de poursuiure par force & par armes les tyrans, comme i’ay dit, mais cen’est pas au suget. combien que ie serois plustost de l’aduis de Diogene le Cynique, lequel ayant vn iour rencontré Denys le Ieune, lors qu’il estoit en Corinthe banni de sa tyrannie, ioüant par les rues auec les bouffons, & menestriers, & discourant de leurs ieux, du meilleur sens qu’il eust luy dist: Tu es bien maintenant en estat indigne de toy. Ie t’en sçay bon gré, dist alors Denys, d'auoir compassion de moy. Et penses-tu, dist Diogene, que ie die cela par compassion de toy? ains plustost en despit de ta vie, devoir vn esclaue tel que toy digne de vieillir, & mourir au malheureux estat de tyrannie comme ton pere, se ioüer ainsi en seureté & passer son temps entre nous. Pourroit-on auoir de plus cruels bourreaux que la frayeur & la crainte? ie difrayeur & crainte perpetuelle de perdre sa vie, ses biens, son estat, & tous ses parens & amis? les tyrans en sont là tousiours auec vn tremblement continuel, & mil soupçons, enuies, rapports, ialouzies, appetits de vengeance, & autres passions qui tyrannizent plus cruellement le tyran, qu’il ne sçauroit faire ses esclaues auec tous les tourments qu’il pourroit imaginer. Et quel malheur plus grand pourroit aduenir à l’homme, que celuy qui presse & force le tyran de rendre ses sugets bestes & stupides, de leur trancher tous les chemins de vertu, & des sciences honnestes, pour estre suget à mil espions & courratiers, pour sçauoir tout ce qu’on fait, ce qu’on dit, ce qu’on pense? & au lieu de ioindre & vnir
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les siens en bonne amitié, semer entr’eux cent mil querelles & dissensions, afin qu’ils soient tousiours en defiance les vns des autres? Et qui doubte que le tyran languissant en tel martyre, ne soit plus afflige & tourmente, que s’il mouroit mil fois? la mort, disoit Theophraste, est la fin des miseres, & le repos des malheureux disoit Cesar: l'vn & l’autre parlant, comme s’il n’y eust point eu de peine establie aux meschans apres ceste vie. Et par ainsi celuy qui desire que le tyran soit tué, pour souffrir la peine de ses merites, il demande son bien & son repos. Combien que la pluspart des tyrans ont ordinairement pres de leurs personnes des esponges, & mignons, fus lesquels ils se deschargent, afin que le peuple entrant en fureur, s’attache à eux: comme Tibere auoit Seian, Neron Tigillin, Denys le Ieune, Phyliste, & Henri Roy de Suede, Georges Preschon, qui furent donnez en proye à la furie du peuple. Et l’Empereur Caracalla, qui fist mourir tous les flateurs qui l’auoient induit à tuer son frere, pour acquerir la grace du peuple. & par ce moyen les tyrans bien souuent l’ont eschappé belle. Mais si on commençoit à la personne du tyran, ses couratiers, & les plus proches de ses parens, iusques aux femmes & filles, estoient tuees: ce qu’on faisoit non seulement en toute la Grece, ains aussi en Sicile: comme apres la mort de Hierosme le tyran, ses sœurs & cousines furent cruellement démembrees par la rage du peuple. Puis tous les domestiques du tyran ordinairement toutes ses statues, voire bien souuent tous ses edits cassez, ores qu’ils fussent loüables, & necessaires: afin qu’il ne restast rien de la memoire du tyran. vray est que bien souuent on retenoit les bonnes ordonnances. C'est pourquoy disoit[*](lib.14.ad Atticum,lib.16.) Ciceron, qu’il n'y arien plus vulgaire, que d'aprouuer les actes du tyran, & mettre au ciel les meurtriers qui l’ont tue. Combien qu’en vn[*](lib.10.epist.I.ad Atticum magnum.GREEK TEXT.)autre lieu il dit, que la difficulté n’est pas resoluë, à sçauoir s’il faut que l’homme de bien assiste au conseil du tyran, pour chose qui soit bonne & prouffitable. Et toutefois ceste question dépend de l'autre. car si on fait conscience d’assister au conseil du tyran, pour chose bonne qu’il face, de crainte qu’on a en ce faisant d’approuuer sa tyrannie, pourquoy approuueroit-on les bonnes loix & ordonnances qu’il a faites? car c'est aussi bien ratifier fa tyrannie, & donner exemple aux autres, comme de conseiller choses bonnes & loüables au tyran: si ce n'estoit qu’on voulust dire, que Ia tyrannie, qui est en la force & vigueur, est appuyee & autorisee du conseil des gens de bien, soubs couuerture d’vn acte bon & loüable: & celuy qui est mort ne peut ressusciter pour la ratification de ses actes: qu’il faut bien souuent entretenir par necessité forcce, ou ruiner du tout la Republique. En quoy le capitaine Thrasibule, apres auoir donné la chasse aux trente tyrans d’Athenes, & Aratus ayant defait le tyran de Sicyone, & à leur exemple Ciceron, apres la mort de Cesar Dictateur, publierent les loix d’oubliance, pour esteindre les appetits de vengeance, ratifians pour la pluspart les actes des tyrans, qu’on ne pouuoit
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casser, sans ruiner de tout poinct la Republique. Et par ainsi quand nous lisons, que les actes, edits & ordonnances de Neron & Domitian furent. abolies par le Senat, cela s’entend des choses iniustes & iniques. autrement l’euersion de l’Empire s’en fust bien tost ensuiuie: veu les sainctes loix & ordonnances, & les actions louables de Neron, Ies cinq premieres annees qu'il fut Empereur, par l’estat desquelles Traian iugea qu’il n’auoit point eu son pareil. C'est pourquoy les Iurisconsultes & Docteurs ont[*](hanc quæstionem variè tractant dd.Bart.in l.prohibere § plane.quodvi. & in tractatu de tyrannia.nu.23.&seq. Iaso in l.r.col.3.de constitut.Corne.consil.278.li 3.Alberic.in l.2.§.exactis de origine Martin.laudem.in tracta de princip.q.64.Felin.in cap.translato col.I.de constitut.Ancaran.consil.289.Bald.in l.decernimus.de sacrosanct.eccles.C.dd.in l.barbarius de offic.præt.Bald.in l.digna vox.de legib.) tenu que le successeur du tyran est oblige aux faicts & promesses legitimes du tyran. Ainsi fist l’Empereur[*](l.t.de infirmandis iis quæ sub tyrannis.C. Theodos.) Constantin le Grand, lequel par edit expres cassa les actes de Licinius, qui estoient contraires au droict commun, & ratifia le surplus. le[*](l.2.eodem.C.Theod.I.d.l.valeat.) semblable fut fait par Theodose le ieune & Arcadius Empereurs, apres la route du tyran Maximus. Quae tyrannus, inquit, contra ius rescripsit, non valere praecipimus, legitimis eius rescriptis minime impugnandis. Et combien que par vengeance du tyran Maximus, ces deux ieunes Empereurs eussent fait vn edit general, par lequel ils ostoient tous les biensfaits., estats, dons, & offices qu’il auoit ottroyez: & mesmes ils cassoient tous les arrests & iugemens par luy donnez: toutefois depuis[*](d.l.valeat.) en declarant leur edit, ils ratifierent & confirmerent tous ses actes & commissions obtenues sans dol & sans fraude. Ces derniers mots, fans dol, & sans fraude, sont adioustez contre les couratiers, agens, & entremetteurs des tyrans, contre lesquels principalement on se doit attacher, afin qu’il n’y ait personne qui prenne exemple de bastir sa maison de la ruine des autres, pendant que la tyrannie est en sa force, ou les troubles de la guerre ciuile diuisent la Republique: comme il aduint en l'estat de Milan, pendant que les Venitiens, les François, les Suisses, les Espaignols, les Sforces ioüoient à boutehors. entre autres Iason Iurisconsulte obtint don des biens du seigneur Triuulce, qui tenoit pour la maison de France: mais les François estans de retour, Iason fut bien battu de ses loix, & decisions par Triuulce. combien qu'en tel cas il ny va pas tant des loix, & decisions reiglees, que d'vne equité naturelle, qui gist en l’arbitrage de ceux qui sçauent manier les affaires d’estat, & balancer sagement le profit particulier au contrepoix du public, selon la varieté des temps, des lieux & des personnes: en sorte toutefois que le public soit tousiours plus fort, & preferé au particulier: si l’equité, & la raison n’y resiste formellement. commes s’il appert que les receueurs ayent esté sommez & puis contraints de payer aux ennemis, ou au tyran, c'est bien la raison qu’il leur soit alloüé: ainsi qu’il fut iugé pai[*](Aflictus decis.Neapol.149.& 150.latifs.) arrest du Parlement de Naples, pour ceux qui auoient paye aux receueurs du Roy Charles VIII. apres le retour des Espaignols on vouloit contraindre les receueurs a payer deux fois. la raison naturelle l’emporta par dessus le profit public. mais si les receueurs fans aucune sommation, ni contrainte, ou bien par quelques poursuites affectees, s’estoient ingerez de payer au tyran, ou bien aux ennemis, ils pourroient iustement estre contraints non seulement de payer
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derechef, ains aussi seroient coulpables de leze majesté. Par ainsi pour conclure celte question, qu’il ne faut pas que les bonnes ordonnances & actes louables du tyran occis soient cassez. Et en cela les Princes' abusent bien fort, qui cassent tous les actes des tyrans predecesseurs, & mesmes qui donnent loyer à ceux qui ont tué les tyrans, pour leur faire planche à la souueraineté: car ils ne seront iamais asseurez de leur vie, s’ils n’en font punition: comme fist tressagement l’Empereur Seuerus, qui fist mourir tous ceux qui auoient eu part au meurtre de l'Empereur Pertinax: ce qui fut cause, dit Herodian, qu'il n'y eut personne qui osast attenter a sa vie. &Vitellius Empereur fist mourir tous les meurtriers & coniurez contre Galba, qui auoient presenté requestes signees de leur main à l’Empereur Othon pour auoir loyer de leur deloyauté. & Theophile Empereur de Constantinople, fist appeller tous ceux qui auoient fait son pere Empereur, apres auoir occis Leon Armenien, pour les recompenser d’vn si grand bien fait: lesquels estans venus auec plusieurs qui n’y auoient point esté furent executez à mort: & qui plus est, l'Empereur Domitian fist mourir Epaphrodite, secretaire d'estat, pour auoir aidé à Neron a se tuer, qui l'en requeroit tresinstamment. Ainsi fist Dauid aux meurtriers de Saül & de son fils, qui pensoient en receuoir grand loyer. Et mesmes Alexandre le Grand fist mourir cruellement le meurtrier de Darius, ayant en horreur le suget qui auoit osé mettre la main lus son Roy, ores qu'il fust droit ennemi de guerre d’Alexandre. Et me semble que la chose qui plus a conserué les Roys de France, & leurs personnes inuiolables, est qu’ils n’ont point vsé de cruautez enuers ceux qui leur attouchoient de sang, quoy qu’ils fussent attaints, conuaincus, declarez, voire condamnez comme ennemis de leur Prince, & coulpables de leze majesté: comme Iean II. Duc d’Alençon, ores qu’il fust condamné comme tel, par forme legitime, & l’arrest mort à luy prononcé parle Chancelier: toutefois le Roy Charles VII. ne voulut pas qu’on l’executast. Plusieurs ont blasmé celte douceur, comme pernicieuse: mais ils ne voient pas, que celuy qui met vn Prince de son sang entre les mains des bourreaux, ou qui le fait assassiner, forge le cousteau contre soymesme. car on aveu les Empereurs de Constantinople, anciens & nouueaux, & plusieurs Roys d’Espaigne & d’Angleterre, qui ont voulu souiller leurs mains du sang des Princes, souffrir en leurs personnes ce qu’ils auoient fait aux autres. on a veu en la maison de Castille vn Prince tuer six de ses freres: & en moins de trente six ans quatre vingts Princes du sang d’Angleterre, comme nous lisons en Philippe de Commines, cruellement tuez, ou executez par les mains des bourreaux. Or la plus grande seureté d’vn Prince souuerain est, qu’il faut qu’on croye qu’il est sainct, & inuiolable. Ie sçay bien qu’on a blasmé Seleucus, de n’auoir fait mourir Demetrius l'assiegeur des plus vaillans Princes qui fut onques, l’ayant retenu prisonnier: & Hue Capet, d’auoir gardé en pri-
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son Ie dernier Prince du sang de Charlemaigne, & Henry premier Roy d’Angleterre, d auoir tenu iusques à la mort en prison son srere aisné Robert: comme aussi Christierne pere de Federic Roy de Dannemarc d auoir gardé vingtcinq ans prisonnier son oncle Roy de Dannemarc, qui mourut en prison: & Iean Roy de Suede, qui tient depuis neuf ans son frere aisné Henry prisonnier: & la Royne d'Angleterre sa cousine, quia tousiours pretendu que les deux Royaumes luy appartiennent: mais ils ont este, & sont par ce moyen plus reuerez de leurs sugets, que s'ils Ies auoient fait mourir. On me dira que Ia garde de tels Princes est perilleuse: Ie le confesse, & fut la seule raison qui meut Ie Pape de donner conseil à Charles de France, de faire mourir Conradin, fils de Manfroy Roy de Naples. & toutesfois il se trouua assez c'heritiers d’Aragon, qui ne laisserent pas de chasser ceux de la maison d’Anjou, & recouurer Ie Royaume. & ce pendant celuy qui Ie fist mourir, fut depuis condamné à mort, & iaçoit qu’il en reschappa, si est-ce que l’infamie d’vn supplice detestable commis fans caufe en la personne d’vn ieune Prince innocent, est demeuree à ceux qui Ie firent executer. Et quand on eut pardonne à Iean Duc de Bourgongne le meurtre commis en la personne de Loys Duc d’Orleans, chacun disoit que deslors en auant on auroit bon marché du sang des Princes, comme il aduint: car on luy ioüa la pareille, & de sang froid.