The six books of a common-weale

Jean Bodin

Bodin, Jean. Les six livres de la republique. Paris: Chez Iacques du Puys, Libraire iuré, à la Samaritaine, 1577.

Ovs auons dit que la Monarchie est vne forte de Republique, en laquelle la souueraineté absoluë gist en vn seul Prince: Il faut maintenant éclaircir ceste définition. I’ay dit en vn seul, aussi le mot de Monarque l’emporte: autrement si nous y en mettons deux, ou plusieurs, pas vn n'est souuerain: d’autant que le souuerain est celuy qui ne peut estre commandé de personne, & qui peut commander à tous. [*]( Duarchie, Triarchie, & autres especes d’oligarchies, sont comprises soubs la definition generale d’Aristocratie.) Si donc il y a deux Princes égaux en puissànce, l’vn n’a pas le pouuoir de commander à l’autre, ni souffrir commandement defoncompaignon, s’il ne luy plaist, autremént ils ne seroient pas egaux: il faut donc cônclure que de deux Princes en vne Republique égaux en pouuoir, & tous deux seigneurs de mesme peuple, & de mesme pays par indiuis, ni l'vn ni l’autre n’est souuerain: mais bien on peut dire, que tous deux ensemble ont la souueraineté de l’estat, qui est compris soubs le mot d’Oligarchie, & propremént s’appelle Duarchie, qui peut estre durable, tant que les deux Princes seront d’accord: comme Romule & Tatius, rous deux roys des Quirites, peuple composé des Romains & Sabins: mais Romule bien tost apres fist tuer son compaignon, comme il auoit fait son frere. aussi l’Empire Romain fut chângé de Monarchie en Binarchie, soubs Marc Aurelle, qui fut Empereur auec son frere Ælius Vcrus, mais l’vn mourut bien tost apres, car si deux princes ne font bien d’accord ensemble, comme il est presqu’ineuitable en égalité de puissance souueraine, il faut que l'vn soit ruiné par l'autre, aussi pour euiter à discord, les Empereurs parcageoient l’estat en deux: l’vn estoit Empereur d’Oriër, l’autre du Ponent: l’vn tenoit son siege à Constântinople, l’autre à Rome: tellement que c’estoient deux Monarchies, ores que les edits & ordonnances fussent publiees d’vn commun confentemét des deux Princes, pour seruir à l’vn & à l’autre Empire, mais si tost qu’ils tomboient en querelle, les deux Empires estoient alors diuisez de faict, de puissance, de loix & d’estat Autant peut-on dire de la Monarchie des Lacedemoniens, qui dura iusques à la mort du roy Aristodême, 1 [*]( Pausan. lib. 4.) lequel laissant Procle & Euristhene sès deux enfans Roys d’vn mesme pays, & par indiuis, l’estat leur fut bien tost osté par Lycurgue, ores qu’il fust Prince du sang d’Hercules, & qu’il peust paruenir à l’estat. Le semblable aduint aux Roys des Messeniens, Amphareus & Leucippus. mais les Argiens, pour euiter à la pluralité de Roys, estant le royaume echeu à Atreus & Thyeste, le peuple adiugea tout le royaume au plus sçauant, comme dit Lucian. 2 [*]( in lib. de astrologia.) & les princes du sang de Merouee & de Charlemagne partagèrent

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partagèrent Ie royaume entr’eux, comme on void Ies enfans de Clouis, & de Loys Debonnaire: & ne s'en trouue point qui ayent esté Roys par indiuis, pour les inconueniens qui aduiennént de la souueraineté tenue en commun, où il n’y a personne souuerain: hors mis quand vn Prince estranger espouse vne Royne, ordinairement on met l’vn & l’autre conioinctement comme souuerains és mandemens & lettres patentes, comme il se fist de Ferdinand & Isabelle Roy & Royne de Castille: Antoine & Ieanne Roy & Royne de Nauarre. mais les Anglois ne voulurent pas permettre que Philippe d’Espaigne ayant espousé Marie d’Angleterre, eust part aucune à la souueraineté, ni aux fruicts & profits d’icelle: iaçoit qu’ils accordassent bien qu’ils fussent tous deux en qualité, & que l’vn & l'autre peust signer, à la charge toutefois que le seing de la Royne suffiroit, & que sans iceluy le seing du Roy Philippe n’auroit aucun effet. ce qui fut ainsi accordé à Ferdinand Roy d’Arragon ayant espousé Isabelle, tous les mandemens estoient ainsi signez, Yo el Rey, & Yo la Reyna, & le Secretaire d’estat auec six Docteurs, mais la souueraineté pour le tout estoit en la Royne: autrement ni l’vn ni l’autre n’eust esté souuerain. Qui est le plus fort argument qu’on pouuoit faire aux Manicheans qui posoient deux Dieux égaux en puissance: l’vn bon, l’autre mauuais: car s’il estoit ainsi, estans contraires l’vn à l’autre, ou l’vn ruineroit l’autre, ou ils seroient en guerre perpetuelle, & troubleroient sans cesse la douce harmonie & concorde que nous voyons en ce grând monde. Et comment ce monde soufriroit-il deux Seigneurs égaux en puissance, & contraires en volonté, veu que la moindre Republique n'en peut soufrir deux, ores qu’ils soient freres, s’ils tombënt tant soit peu en diuision? beaucoup plus aisément se comporteroient trois Princes que deux, car le troisiesme pourroit vnir les deux, ou se ioignant auec l’autre, le contraindre de viure en paix: comme il aduint tandis que Pompee, Cesar & Crassus, qu’on appelloit le Monstre à trois testes, furent en vie, ils gouuernerent paisiblement l’Empire Romain, qui ne dependoit que de leur puissance: mais si tost que Crassus fut tué en Perse, les deux autres se firent la guerre si opiniastremént, qu’il fut impossible les réunir, ni viure en paix, quel’vn n’eust défait l’autre. Le semblable aduint d’Auguste, Marc Antoine & Lepide: lesquels neantmoins auoient fait d’vne Republique populaire trois Monarchies, qui furent reduites à deux, apres qu’Auguste eut despoüillé Lepide, & les deux reünies en vne, pres la iournee Actiaque, & la fuite de Marc Antoine. Par ainsi nous tiendrons ceste resolution, que la Monarchie ne peut estre s’il y a plus d’vn Prince. Or toute Monarchie est seigneuriale, ou royale, ou tyrannique. ce qui ne fait point diuersité de republiques, mais cela prouient de la diuersité de gouuerner la Monarchie. [*]( Difference de l’Estat & du Gouuernement.) Car il y a bien différence de l’estat & du gouuernement. qui est vn secret de police qui n'a point esté touché de personne. car l’estat peut estre en Monarchie, & neantmoins il
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sera gouuerné populairement, si le Prince fait part des estats, Magistrats, offices, & loyers egalemént à tous, sans auoir égard à la Noblesse, ni aux richesses, ni à la vertu. Il se peut faire aussi que la Monarchie fera gouuernee aristocratiquement, quand le Prince ne donne les estats & benefices qu’aux Nobles, ou bien aux plus vertueux seulement, ou aux plus riches, aussi la seigneurie Aristocratique peut gouuerner son estat populairement., distribuant les honneurs & loyers à tous les sugets également, ou bien aristocratiquement, les distribuant aux Nobles ou aux riches seulemént. laquelle variété de gouuerner a mis en erreur ceux qui ont méslé les Republiques, sans prendre garde que l’estat d’vne Republique, est differend du gouuernement & administration d’icelle, mais nous toucherons ce poinct ici en son lieu. Donc la Monarchie royale, ou légitimé, est celle ou les sugets obeïssent aux loix du Monarque, & le Monarque aux loix dé naturé, demeurânt la liberté naturelle, & propriété des biens aux sugets. La Monarchie seigneuriale, est celle ou le Prince est fait Seigneur des biens & des personnes par le droict des armes, & de bonne guerre, gouuernant ses sugets comme le pere de famille ses esclaues. La Monarchie tyrannique, est où le Monarque mesprisant les loix de nature, abuse des personnes libres comme d’esclaues, & des biéns des sugets comme des siens. La mesme différence se trouue en l’estat Aristocratique & populaire. car l’vn & l’autre peut estre légitimé, seigneurial, ou tyrannique en la sorte que i’ay dit. & le mot de Tyrannie se préd aussi pour l’estat turbulent d’vn peuple forcené, comme Ciceron a tresbien dit. Quant à la Monarchie seigneuriale, il est besoin de la traiter la premiere, comme celle qui a esté la premiere entre les hommes. Car ceux là s'abusent, lesquels suiuans l’opinion d’Aristote pensent que les premiers Monarques, aux temps heroïques, fussent eleus des peuples: [*]( Les premieres Monarchies ont este seigneuriales.) veu que nous trouuons que la premiere Monarchie fut establie en Assyrie, soubs la puissance de Nemrod, que l’escripture appelle le puissant veneur: qui est vne forme de parler vulgaire aux Hebrieux, comme qui diroit voleur: & mesmes Aristote & Platon ont mis le brigandage entre les especes de venerie, comme i’ay remarqué sus1 [*]( In commentariis Oppiani de venatione.) Oppian. Car au parauant Nemrod, il ne se trouue point qu’il y eust puissance, ni domination les vns sus les autres: & semble que ce nom luy fut donné comme propre à sa qualité, d’autânt que Nemrod signifïe Seigneur terrible: tost apres on a veu le monde plein d’esclaues, du viuant mesmement de Sem, l'vn des enfans de Noé. Et en toute la Bible, l'escripture parlant des sugets des Roys d’Assyrie & d’Egypte, les appelle tousiours esclaues. & non seulement l’escripture saincte, ains aussi les Grecs, qui escriuent à tous propos, que les Grecs estoiét libres, & les Barbares esclaues: ils entendent les peuples de Perse, & de la haute Asie. Aussi les Roys de Perse denonçans la guerre, demândoient l’eau & la terre, dit Plutarque, pour monstrer qu’ils estoient Seigneurs absolus des biens & des personnes.
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C'est pourquoy Xenophon en la Cyropedie escrit, que c'est chose belle & loüable entre les Medois, que le Prince soit seigneur proprietaire de totes choses. De là venoit l'adoration qu'on faisoiut au Roy de Perse, comme à celuy qui estoit entierement seigneur des personnes & des biens: comme tresbien fist entendre Artaban Capitaine des gardes du Roy de Perse, voyant que Themistocle se vouloit ingerer de parler au Roy à la façon des[*]( Dio lib.57.& Xiphil. in Adriano.) Grecs, il empescha, que premierement il ne leust adoré, adioustant ces mots: Il est bien seant, dit-il, de garder les coustumes de son pays: vous estimez la liberté, & l'equalité: mais nous estimons la plus belle chose du monde, de reuerer, seruir & adorer nostre Roy comme l'image du Dieu viuant. Et ne doit pas la Monarchie seigneuriale estre appellee tyrannie: car il n'est pas inconuenient, qu'vn Prince souuerain, ayant vaincu de bonne & iuste guerre ses ennemis, ne se face seigneur des biens & des personnes par le froict de guerre, gouuernant ses sugets comme esclaues, ainsi que le ere de famille est seigneur de ses esclaues & de leurs biens, & en dispose à son plaisir: mais le Prince qui par guerre, ou autres moyens iniustes fait des hommes libres ses esclaues, & s'empare de leurs biens, n'est pas Monarque seigneurial, ains vn vray tyran. Ainsi voyons nous que lEmpereur Adrian ne voulut pas qu'vn badin, que le peuple vouloit afranchir, fust libre, s'il ne plausoit à son seigneur: comme Tibere auoit defendu auparauant, & depuis Marc Aurele ne voulut pas qu'il fust libre, quelque consentement que son seigneur eust donné à la clameur du peuple, reputant cela plustost forces, que volonté: afin que la pleine disposition demeurast à chacun de ce qui luy appartenoit. Or combian qu'il y a peu maintenant de Monarques seigneuriaux, ores qu'il y a ait plusieurs tyrans, si est-ce neantmoins qu'il y en a encores en l'Asie & en l'Ethiopie, & mesmes en Europe les Princes de Tartarie & de Moschouie, desquels les sugets s'appellent Chlopes, c'est à dire Esclaues, ainsi que nous lisons en l'histoire de Moschouie. & pour ceste cause le Roy de Turcs est appellé le grand Seigneur, non pas tant pour l'estendue de pays, car le Roy Catholique en a dix fois autant, que pour estre aucunement seigneur des personnes & des biens: encores qu'il n'y a que ses gentil-hommes eleuez & nourris en sa maison, qu'on appelle ses esclaues. mais les Timariots, ausquels sont tenus les autres sugets, comme censiers, ne tiennent leur timar que par soufrance, & faut que leur bail soit renouuelé de dix en dix ans: & s'ils meurent les heritiers n'emportent que les meubles. Mais au surplus de toute l'Europe, & des royaumes de Barbarie, il n'y a point de Monarchie seigneuriale, que ie sçcache: & moins encores anciennement qu'à present. car mesmes AUgueste l'Empereur, quoy qu'il fust en effect le plus grand Monarque de la terre, si est-ce qu'il auoit en[*]( Tranquillus in Augusto.) horreur qu'on l'appellast Seigneur. & n'y auoit point alors de tenures en foy & hommage. Et si on dit qu'il n'y a Monarque en Europe qui ne pretende la sei-
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gneurie directe de tous les biens des suget, & qu’il n’y a personne qui ne confesse tenir ses biens du Prince souuerain: Ie di que cela ne sufist pour dire que le Monarque soit seigneuriale, attendu que le suget est auoüé du Prince vray proprietaire, qui peut disposer de ses biens: & que le Prince n'a que la droicte seigneurie. encores y a-il plusieurs terres allodiales, où il n'a ni proprieté ni droicte seigneurie, non plus que les Romains, qui n’ont iamais cogneu ceste droicte seigneurie: & ne se trouueront point en tout le droict Romain, ni mesmes au Code, ni aux authentiques ces mots, "Dominium directum, dominium vtile": mais il: font venus apres l’inuasion des Hongres, nation1 Tartaresque, & leur entree en Europe, qui monstrerent l’exemple aux Alemans, Lombards & François, de la Monarchie seigneuriale, soy disans seigneurs de tous les biens. Il est bien vray que les Romains ayans vaincu leurs ennemis les vendoient le plus souuent comme esclaues, ou bien ils les condam- noient à perdre la septiesme partie de leurs terres, comme dit Plutarque en la vie de Romule, mais aussi tost: ils rebailloient les terres aux colo- nies en pure proprieté. Or les Princes & peuples adoucis peu à peu d'hu- manité, & de bonnes loix, n’ont rien retenu que l’ombre & image de la Monarchie seigneuriale., telle qu’elle estoit anciennement en Perse & en toute la haute Asie. car combien qu'auparauant leroy Artaxerxes3les Rois de Perse auoient accoustumé de faire despoüiller tous nuds les plus grands seigneurs & premiers Magistrats, & les faire fesser comme esclaues, si est-ce que le roy Artaxerxes fut le premier qui ordonna qu’ils seroient bien despoüillez, mais qu’il n’y auroit que leurs habits & veste ments fessez: & au lieu d’arracher leurs cheueux, qu’on arracheroit le poil de leurs chapeaux. Vray est que François4 Aluarez escrit, qu’ïl a veu en Ethiopie fesser tout nud le grand Chancelier, & autres grands seigneurs comme vrais esclaues du Prince, & tiennent cela à grand honneur. Et par tout le discours de son histoire on peut aisément recueillir, que le grand seigneur d’Ethiopie est Monarque seigneuriale. mais les peuples d’Europe plus hautains, & guerriers que les peuples d’Asie de d’Afri- que, n’ont iamais peu soufrirde Monarques seigneuriaux, & onques n’en auoient vsé auparauant l’inuasion des Hongres, comme i’ay dit. &: qu’ainsi soit Odouacre roy des Herules, qui regnoit quasi de mesme temps, ayant reduit l’Italie soubs sa puissance, print la tierce partie des terres des sugets (qui estoit l’amende de tous peuples vaincus, aux vns plus, aux autres moins ) laissa les personnes libres, & seigneurs de leurs biens, sans tenure, ni prestation de foy ni d’hommage: mais depuis que les Alemans, Lombards, Francons, Saxons, Bourguignons, Gots, Ostro- gots, Anglois, & autres peuples d’Alemaigne eurent gousté la coustu- me des Hongres Asiatiques, ils commencerent à, se porter seigneurs non des personnes, ains de toutes les terres des vaincus, & peu à peu se con- tenterent de la droite seigneurie, foy & hommage, & de quelques droits,
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qui pour ceste cause sont appellez seigneuriaux, pour monstrer que l'ombre des Monarchies seigneuriales est demeuree, & toutefois beaucoup diminuee. car les fiefs & seigneuries n'estoient[*]( cap.1.lib.1.feud.) anciennement que benefices donnez à vie, & puis par faueurs continuez de pere en fils, hors mis les Duchez, Marquisats, Comtez, & autres dignitez semblables: coustume qui n'est point changee en Angleterre ni en Escosse pour le regard des dignitez, où les Ducs & Comtes estans morts, leurs enfans & successeurs ont bien les terres, mais ils n'ont pas les dignitez, prerogatiues, & qualitez de leurs predecesseurs. Depuis qu'on eut fait ouuerture de faire les fiefs hereditaires aux masles, iceux defaillans ont obtint aussi ce priuilege pour les filles: hosmis en Alemaigne, où les femelles en sont encores excluses. qui fut le plus fort argument, duquel vsa Ferri Comte de Vaudemont contre René d'Anjou Roy de Sicile, au concile de Constance, demandant à l'Empereur qu'il fust inuesti du Duché de Lorraine, attendu que c'estoit fief imperial: & par consequent, qu'Isabelle femme de Rene en deuoit estre deboutee. Toutefois M. de la Mothe, Conseiller du Roy au grand conseil, m'a monstré que le Duché de Bauieres, & plusieurs autres sont tombez autrefois en quenoille. Combien que René d'Anjou auoit vn autre moyen pour se defendre, à sçauoir, qu'en matiere de fiefs, & seruitudes on doit suiure la coustume de fief[*]( Iugé par arrest de Parlement coté par Charle du Moulin infeudis 6.22.4.20 ou .86.contre l'opinion de Faber in l.1. de sacrosanct. C.) seruant: or il est certain que par la coustume de Lorraine les filles succedent aux fiefs. Mais quo y qu'il en soit, il est bien certain que les marques des Monarchies seigneuriales sont demeurees en Alemaigne, & vers le Septentrion, plus qu'és autres lieux de l'Europe. car quoy que Guillaume le Conquerant, ayant conquesté le Royaume d'Angleterre par force, & par armes, ne se dist pas seulement seigneur du royaume, ains fist publier que la seigneurie, & proprieté de tous les biens meubles & immeubles des sugets luy appartenoit, si est-ce neantmoins qu'il se contenta de la seigneurie directe, foy & hommage: demeurant aux sugets la liberté, & la pleine proprieté de leurs biens. mais l'Empereur Charles V. ayant mis soubs son obeissance le royaume du Peru, s'est fait Monarque seigneurial, pour le regard des biens que les sugets ne tiennent qu'a ferme, & à vie[*]( En l'histoire du Peru. ) pour le plus: qui fut vn trait politic du Docteur Lagasca, lieutennant pour l'Empereur au Peru, apres auoir defait les Pizarres, qui s'estoient emparez de l'estat, pour tenir les sugets en plus grande obeissance. Qui est la mesme raison pourquoy en vn chapitre de la loy de Mehemet, il est defendu à toutes personnes de quelque qualité qu'elles soient, se dire seigneurs en sorte quelconque, horsmis au Caliph ou grand Pontife, successeur de Mahemet, qui estoit seul Monarque seigneurial, donnant aux Princes & seigneurs les seigneuries par soufrance, & tant qu'il vouloit. mais peu à peu les ottomans, les Curdes, & Roys d'Afrique, pour la diuision des Anticaliphes, s'exempterent de leur puissance, & empieterent les Monarchies d'Asie & d'Afrique. Ici peut estre,
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dira quelqu'vn, que la Monarchie seigneuriale est tyrannieque, attendu qu'elle est directement contre la loy de nature, qui retient chacun en sa liberté, & la seigneurie de ses biens. A quoy ie respons, que c'est bien aucunement contre la loy de nature de faire les hommes libres esclaues, & s'emparer des biens d'autruy: mais puis que le consentment de tous les peuples a voulu, que ce qui est acquis par bonne guerre, soit[*]( l.post liminium de captiuis.ff.) propre au vainqueur, & que les vaincus soient esclaues des vainqueurs, on ne peut dire que la Monarchie ainsi establie soit tyrannique: veu mesmes que nous lisons, que Iacob par son testament laissant à ses enfans vne terre qu'il auoit acquise, dist qu'elle estoit sienne, par ce qu'il l'auoit acquise à la force de ses armes. Et qui plus est, la reigle qui veut que le droict de guerre n'a point de lieu où il y a superieur pour faire iustice: ce qui est pratiqué mesmes contre les plus grands Princes 7 villes imperiales d'Alemaigne, qui sont mises au ban imperial, à faute de restituer ce qui appartient à autruy, monstre bien où il n'y a point de superieur qui commande, que la force mesme est reputee iuste. autrement si nous voulons mesler, & confondre l'estat seigneurial auec l'estat tyrannic, il faudra confesser, qu'il n'y a point de difference entre le droict ennemi en faict de guerre, & le voleur: entre le iuste Prince & le brigand, entre la querre iustement denoncee & la force iniuste & violente, que les anciens Romains appelloient volerie & brigandage. Aussi voyons nous que les tyrannies sont bien tost ruinees, & les estats seigneuriaux, & mesmement les Monarchies seigneuriales ont esté grandes, & fort durables: comme les anciennes Monarchies des Assyriens, Medois, Persans, Egyptiens, & à present celle d'Ethiopie (qui est la plus ancienne Monarchie de toute l'Asie & l'Afrique) à laquelle sont sugets comme esclaues, cincquante Roys, si nous croyons Paul Ioue. combien qu'ils sont, & s'appellent tous esclaues du grand Negus d'Ethiopie. Et la raison pourquoy la Monarchie seigneuriale est plus durable que les autres, est pour autant qu'elle est plus auguste, & que les sugets ne tiennent la vie, la liberté, les biens, que du Prince souuerain, quii les a conquestez à iuste tiltre: qui raualle bien fort les courages des sugets. tout ainsi que le'esclaue recognoissant sa condition, deuient humble, lasche, & comme lon dit, ayant le coeur seruil: où au contraire les hommes qui sont francs, & seigneurs des biens, si on veut les asseruir, ou s'empieter de ce qui leur appartient, se ressentent, & se rebellent aisément, ayans le coeur genereux, nourri en liberté & non abastardi de seruitude. Voila quant à la Monarchie seigneuriale. Disons maintenant de la Monarchie Royale.
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